Courrier international, no. 716
Débat, jeudi 22 juillet 2004, p. 40
4. ENQUÊTE SUR L'ÉTAT DE LA DÉMOCRATIE
Qui soignera enfin l'Afrique ?
Ali A. Mazrui
La Vanguardia (Barcelone)
Sur le continent noir, bien des forces s'opposent à la démocratie. Hier les militaires putschistes, les idéologues et les élites cyniques... Et aujourd'hui, sous pretexte de "guerre contre le terrorisme", on étouffe les libertés. Une analyse du politologue kényan Ali A. Mazrui.
Il peut s'avérer nécessaire, quand on analyse les perspectives de la démocratie en Afrique, de faire la distinction entre la fin et les moyens requis pour y parvenir. Dans le cas de l'Afrique, il serait judicieux de distinguer les droits fondamentaux et les droits instrumentaux. Le droit de vote, par exemple, est un droit instrumental destiné à donner corps au droit fondamental du gouvernement par consentement populaire. La liberté de la presse est un droit instrumental destiné à faciliter la mise en place d'une société ouverte et de la liberté de l'information. De même, on peut distinguer la démocratie en tant que moyen et la démocratie en tant que fin. Les objectifs les plus fondamentaux de la démocratie sont au nombre de quatre. Premièrement, rendre les gouvernants responsables et comptables de leurs actes et de leurs politiques. Deuxièmement, faire que les citoyens participent réellement au choix de ces gouvernants et au contrôle de leur action. Troisièmement, rendre la société aussi ouverte et l'économie aussi transparente que possible. Quatrièmement, rendre l'ordre social fondamentalement juste et équitable pour le plus grand nombre possible. La réalisation de ces objectifs appelle différents moyens. Pour obliger les gouvernants à davantage de responsabilité, certaines démocraties (comme les Etats-Unis) ont opté pour la séparation des -pouvoirs et un système de contrepoids, d'autres (comme le Royaume-Uni) préférant la notion de souveraineté du Parlement. Quant à la société ouverte, à la liberté d'expression et de la presse, les Etats-Unis et le Royaume-Uni ne les abordent pas de la même façon. Le système juridique américain est très permissif sur la question de la liberté d'expression, mais l'opinion publique se montre plus restrictive. Au Royaume-Uni, le système juridique est plus contraignant pour la liberté de la presse, mais l'opinion publique est plus tolérante. Si les objectifs de la démocratie sont universels mais que les instruments pour y parvenir diffèrent, existe-t-il des moyens spécifiquement africains de les atteindre ? C'est le défi auquel sont confrontés, en Afrique, les faiseurs de Constitutions : comment ne pas perdre de vue les objectifs de la démocratie tout en recherchant des moyens plus adaptés à la situation du continent. Penchons-nous sur le sort de la démocratie en Afrique. Qui l'a tuée ? Voilà bien le grand polar des cinquante premières années de l'ère postcoloniale. L'Histoire nous fournit plusieurs suspects, que nous allons tenter de caractériser. Qui a tué la démocratie africaine ? Le sorcier qui venait du Nord. Ce suspect symbolise la première phase de la démocratisation, durant laquelle nous avons importé des modèles magiques de gouvernance issus de la zone tempérée de l'hémisphère Nord. Dans l'ancienne Afrique britannique, on a ainsi vu le Ghana, le Nigeria, l'Ouganda, le Kenya et d'autres adopter le modèle magique de régime parlementaire à la Westminster. Hypnotisés, nous avons calqué sans une once d'esprit critique un modèle qui nous était étranger. Cette phase a été celle de toutes les imitations politiques, les Africains copiant la forme mais pas le fond démocratique de l'Occident. Or il y avait un profond hiatus entre les institutions importées et les réalités culturelles de l'Afrique. Tandis que l'ancienne Afrique britannique cherchait à singer le modèle Westminster, l'Afrique française, elle, votait en 1958 par référendum pour la poursuite par la France de la colonisation de son territoire [dans le cadre de la Communauté franco-africaine]. En France, ce référendum donna naissance à la Ve République, dont les anciennes colonies allaient s'inspirer dans une plus ou moins large mesure. Mais le paradigme importé ne fonctionna pas. On commença à dériver soit vers l'anarchie, soit vers la tyrannie. Le sorcier venu du Nord, qui était censé enseigner la démocratie, ne serait-il pas finalement l'un des suspects de son assassinat ? Qui a tué la démocratie africaine ? Le soldat sorti des casernes. A la veille de l'indépendance, on avait gravement sous-estimé le rôle de force politique que pouvaient jouer les militaires africains. Même après les mutineries de 1960 au Congo belge [l'actuelle république démocratique du Congo], les élites africaines ont tardé à comprendre que de la mutinerie au putsch il n'y avait qu'un tout petit pas. En 1963, le Togo était le théâtre non seulement du premier coup d'Etat en Afrique, mais aussi du premier assassinat d'un président, celui de Sylvanus Olympio. La même année naissait l'Organisation de l'unité africaine, dont la charte condamne "l'assassinat politique sous toutes ses formes". Pourtant, en janvier 1966, le Nigeria, le géant de l'Afrique, connaissait à son tour son premier putsch. Un mois plus tard, Kwame Nkrumah, icône du panafricanisme, était renversé au Ghana. Une série d'autres coups de force allait suivre. Qui a tué la démocratie africaine ? L'espion qui venait du froid. C'était l'époque où les puissances et les entreprises occidentales permettaient à leurs favoris africains de gouverner de façon corrompue et autoritaire du moment qu'ils étaient anticommunistes. Les gouvernants tiraient leur légitimité du fait qu'ils avaient choisi le bon camp dans la guerre froide, c'est-à-dire celui de l'Alliance atlantique contre le pacte de Varsovie. Des dictateurs comme [l'ancien président du Zaïre] Mobutu Sese Seko ont tenu des années 60 aux années 90 grâce au soutien de l'Occident, malgré les mouvements de contestation internes. Le camp soviétique a aussi eu sa part dans l'espionnage et la subversion idéologique qui ont contribué à étouffer la démocratie dans des pays allant de l'Ethiopie au Mozambique, de la Somalie à l'Angola, comme autant d'échos du roman de John Le Carré.
Le mépris affiché à l'égard de l'héritage des ancêtres
Qui a tué la démocratie africaine ? Le métis culturel formé dans les écoles occidentales, qui n'a pas respecté ses ancêtres africains. Des institutions ont été créées sans qu'il ait été tenu compte de leur compatibilité avec les cultures locales, de nouvelles procédures ont été introduites au mépris de la continuité, en ne tenant aucun compte de l'organisation foncière, des usages et des sources de légitimité traditionnels. Quand il s'est agi de rédiger de nouvelles Constitutions pour l'Afrique, ces élites se sont dit : "Comment la Chambre des représentants des Etats-Unis structure-t-elle son ordre du jour ? Comment les cantons suisses organisent-ils leurs référendums ? Comment la Fédération canadienne traiterait-elle cette question ?" En revanche, elles ne se sont presque jamais demandé : "Comment les Banyoros, les Wolofs, les Igbos ou les Kikuyus se gouvernaient-ils avant la colonisation ?" Pour reprendre les termes du philosophe britannique Edmund Burke [1729-1797], "ceux qui ne se reportent jamais au temps de leurs ancêtres ne pensent guère à la postérité". Qui a tué la démocratie africaine ? Peut-être, aussi, les esprits courroucés de nos ancêtres. Ont-ils maudit les deux ou trois premières générations d'Africains postcoloniaux en raison du mépris que ceux-ci affichaient à l'égard de l'héritage de nos aïeux ? Nombreux sont les Africains qui ont honte des religions autochtones. Par exemple, ces dernières ne bénéficient d'aucun espace dans les programmes scolaires, pas plus qu'on ne célèbre de jours sacrés des cultes ancestraux. Chaque année, l'Afrique fête Noël ou l'Aïd el-Fitr, mais pas un seul pays ou presque n'a prévu de jour férié pour célébrer les religions autochtones traditionnelles. Nos ancêtres auraient-ils réagi en jetant sur nos générations une malédiction définitive ? "Vos routes se délabreront, vos chemins de fer rouilleront, vos usines cesseront de tourner, vos écoles surpeuplées et nauséabondes s'écrouleront à force d'incompétence, votre terre luttera contre la désertification et vos économies suffoqueront, étranglées par votre nouvelle mondialisation. Votre démocratie s'éteindra comme un feu de savane, après un déluge de haine." Dans cette affaire de meurtre, qui est le vrai coupable de l'assassinat de la démocratie africaine ? Comme dans le célèbre roman d'Agatha Christie Le Crime de l'Orient-Express, il n'y a pas qu'un seul meurtrier. A bord de l'Orient-Express, chacun des suspects a pris part à l'assassinat. De même, chacun des suspects du "démocracide" de l'Afrique a effectivement contribué à la mort de la démocratie : le sorcier qui venait du Nord, le soldat sorti des casernes, l'espion qui venait du froid, le métis culturel formé dans les écoles occidentales et les esprits courroucés de nos ancêtres. Mais la démocratie peut trouver un prince charmant qui la ramène à la vie. Du reste, est-elle vraiment morte ? Déjà on décèle certains signes de vie. Peut-on la ressusciter d'urgence et, si oui, quel est le faiseur de miracles susceptible de s'en charger ? Il faut tout d'abord reconnaître l'importance des mouvements démocratiques africains qui ont vu le jour à partir de la fin des années 80, exigeant des dictateurs africains qu'ils fassent preuve de davantage de responsabilité et appelant à une meilleure gouvernance. Qui ressuscite la démocratie africaine ? Des métis culturels occidentalisés qui ont compris leurs erreurs : a) [Le président sénégalais] Léopold Sedar Senghor s'est démis volontairement de ses fonctions en 1980. b) [Le président tanzanien] Julius K. Nyerere a fait de même en 1985. c) Et [le président sud-africain] Nelson Mandela a suivi en 1998. d) Plusieurs pères fondateurs ont accepté leur défaite électorale, comme Kenneth Kaunda en Zambie et Hastings Banda au Malawi. e) Des dirigeants de la deuxième génération ont eux aussi accepté le verdict des urnes : [le président sénégalais] Abdou Diouf au bout de vingt ans de pouvoir et son parti au bout de quarante ans. Qui ressuscite la démocratie africaine ? Des soldats autrefois sortis des casernes, qui ont compris leurs erreurs : a) Olusegun Obasanjo au Nigeria. L'ancien dictateur militaire, au pouvoir de 1976 à 1979, a été élu président en 1999. b) Jerry Rawlings au Ghana. Ce dictateur impitoyable s'est mué en démocrate. Arrivé au pouvoir à l'issue de deux coups d'Etat, il a vu son statut de nouveau démocrate confirmé par deux victoires électorales et a quitté ses fonctions à l'issue de son deuxième mandat légal. Qui ressuscite la démocratie africaine ? Des combattants occidentaux de la guerre froide qui ont compris leurs erreurs et ne soutiennent plus des dictateurs africains sous prétexte de lutter contre le communisme : a) Mobutu Sese Seko n'a pas pu compter sur ses alliés occidentaux pour lui sauver la mise en 1996. b) Le gouvernement kényan est prié d'accroître la transparence du régime et d'en finir avec la corruption. c) La Banque mondiale et le FMI reconnaissent désormais l'intérêt économique de la bonne gouvernance, après avoir été longtemps opposés au principe de conditionnalité politique [le fait de conditionner l'octroi de financements aux efforts accomplis vers plus de démocratie]. d) Des pays européens lient désormais clairement leurs programmes d'aide aux avancées démocratiques. e) On a laissé le régime d'apartheid s'effondrer sans évoquer la menace d'une mainmise communiste sur l'Afrique du Sud. Qui ressuscite la démocratie africaine ? L'impact retentissant de l'effondrement du communisme en Europe de l'Est, le discrédit jeté sur le système de parti unique, le déclin du radicalisme léniniste dans la politique du tiers-monde. Les régimes marxistes-léninistes de l'Afrique lusophone ont purement et simplement disparu. L'Ethiopie expérimente une fédération de cultures plutôt qu'un parti d'avant-garde ou une junte léniniste. Dans bien des pays d'Afrique, le pluralisme est devenu respectable, qu'il s'agisse du pluralisme racial en Afrique du Sud ou politique en Afrique de l'Est.
Ven 19 Mai - 0:39 par mihou