Ecoutons enfin les Noirs de France
Presque tous les candidats restent trop discrets sur une situation
qui n'est plus acceptable
Il est grand temps que s'engage un débat serein sur la condition des
Noirs de France, sur l'action affirmative et sur les statistiques de
la diversité. Le baromètre CRAN- TNS-Sofres a révélé que 61 % des
Noirs interrogés disaient avoir été victimes de discriminations au
cours des douze derniers mois. Lorsqu'on regarde dans le détail, on
s'aperçoit que ce pourcentage atteint 75 % en région parisienne et...
79 % en région Méditerranée.
D'après notre enquête, 81 % des Noirs de plus de 18 ans sont
français. On peut alors se demander pourquoi ils sont toujours
qualifiés d'" immigrés ". La République ne prend en compte que la
nationalité, nous dit-on ; pourquoi avoir créé cette catégorie
intermédiaire entre les Français et les étrangers qu'est l'"
immigré " ? C'est une catégorie honteuse, qui n'est plus utilisée
dans le vocabulaire politique que pour justifier des différences de
traitement entre citoyens français. Nous n'en voulons plus.
Nous préférons parler de " Noirs ", parce que nous n'appartenons pas
à une catégorie intermédiaire entre les " Français " et les "
étrangers ". Nous sommes français et noirs. Comme on peut être
français et juifs. Français et femmes. Français et homosexuels. Et
nous revendiquons, comme ces derniers, d'être fiers de ce que nous
sommes. Parce qu'on nous a trop souvent demandé d'en avoir honte.
Etre noir ne nous confère ni une intelligence ni une capacité
physique supérieures aux autres. Mais cela nous donne une raison de
nous battre. De nous battre pour la reconnaissance de nos droits. De
nous battre pour l'égalité de tous dans l'accès à l'emploi, au
logement, à la justice. Nous avons 2,25 fois moins de chances que les
autres Français de devenir cadre, 1,5 fois plus de chance qu'eux
d'être ouvrier à la chaîne ou employé de fast-food... Voilà la
réalité quotidienne de millions de nos concitoyens noirs. Voilà ce
que vivent en silence tant et tant de Français, à l'ombre des
promesses d'égalité et de fraternité de notre idéal républicain. En
révélant ces inégalités, le CRAN n'a fait que son devoir. Son devoir
républicain.
Après cette enquête, nous nous attendions à soulever l'indignation, à
provoquer une prise de conscience des responsables politiques, voire
un débat national. Rien. A l'exception notable de Marie-George Buffet
(PCF) et de François Bayrou (UDF), qui étaient présents cette année
au dîner du CRAN, aux côtés de représentants du CRIF et du MRAP,
aucun candidat à l'élection présidentielle n'a exprimé son soutien.
Pas de déclarations de Nicolas Sarkozy, ni de Ségolène Royal, ni de
José Bové...
Non seulement la prise de conscience n'a pas eu lieu, mais certains
responsables politiques ou associatifs, au lieu de s'indigner du
niveau effarant des discriminations frappant les Noirs de France
révélé par le baromètre, s'en sont pris... au CRAN et à la TNS
Sofres. Comme dans le proverbe chinois, qui dit que lorsqu'on lui
montre la lune, l'imbécile regarde le doigt, ils se sont attaqués au
doigt. Comme s'ils avaient peur, au fond, de regarder la réalité en
face. Comme s'ils préféraient que l'on continue à faire comme avant,
au détriment de pans entiers de notre population. Comme si, à leurs
yeux, les discriminations étaient moins insupportables que le fait de
les dénoncer.
Peut-on nier qu'un tel baromètre fait avancer la démocratie ? Non,
bien sûr. Le CRAN mène, avec tous, un combat universel. En défendant
les droits des Noirs, il défend la cause de toutes les minorités de
France et, plus largement, de tous ceux qui souffrent d'injustices
dans notre pays. Quels que soient leur couleur de peau, leur
croyance, leur sexe ou leur orientation sexuelle.
La situation actuelle n'est plus acceptable. Et c'est pour cette
raison que nous demandons que soient inscrites au programme des
candidats à l'élection présidentielle les mesures suivantes :
- des statistiques de la diversité pour analyser les inégalités et
suivre leur évolution dans le temps ;
- une politique d'action affirmative ambitieuse et efficace à
l'échelle nationale. Nous voulons que les pouvoirs publics tiennent
compte du fait qu'être noir en France est un handicap social et
agissent en conséquence. Nous voulons que les minorités soient
représentées dans les instances politiques, judiciaires et
économiques. Nous voulons que des Noirs siègent au gouvernement, au
Parlement et aux conseils d'administration des entreprises. Nous
voulons que la création d'entreprises par des entrepreneurs issus des
minorités soit favorisée. Nous voulons que l'Etat aide les Noirs à
accéder au logement, aux bourses, aux stages pour que les jeunes
Noirs n'en soient plus réduits à travailler dans la supérette au bas
de leur immeuble.
La France ne peut pas faire l'économie de ces mesures. Nous ne
pouvons pas prendre le risque que se développent dans notre pays,
comme aux Etats-Unis, deux sociétés : une société blanche et une
société noire. Il revient aux responsables politiques de faire en
sorte que cela ne se produise jamais en France. C'est possible, si
nous faisons face à la réalité et si nous nous retroussons les
manches, ensemble, pour réparer les injustices de notre société.
Il y a bien longtemps, la France a fait un rêve. Celui d'un pays où
tous les citoyens seraient libres et égaux, sans distinction de
croyance, de couleur de peau, de sexe ou d'origine. Nous demandons
que ce rêve, qui est aussi celui des Noirs de France, devienne,
enfin, une réalité.
Patrick Lozès
Président du Conseil représentatif des associations noires (CRAN)