Courrier international, no. 762
Afrique, jeudi 9 juin 2005, p. 33
KENYA
La première dame, le noceur et les corrompus
Michela Wrong
New Statesman (Londres)
Une querelle entre la femme du président et le représentant de la Banque mondiale illustre à merveille les dysfonctionnements de l'Etat et le manque de sérieux des institutions internationales dans la gestion de l'aide.
Chaque fois que l'actualité semble menacée de s'installer dans la routine, il se produit un événement si inhabituel, si singulier, qu'on ne peut que s'émerveiller des hasards de la vie. L'explosion de colère de la première dame du pays contre le représentant de la Banque mondiale au Kenya en est une parfaite illustration. Cette affaire en dit plus long sur la faiblesse du gouvernement de ce pays et les dysfonctionnements de la Banque mondiale que n'importe quelle étude.
Tout a commencé la nuit du 29 avril, quand Makhtar Diop, le directeur sortant de la Banque mondiale au Kenya, a organisé une réception d'adieu dans sa villa de Muthaiga, une banlieue boisée de Nairobi. M. Diop avait fait installer une estrade et demandé à des chanteurs kényans d'animer la soirée. Mais il avait oublié que la très irascible Lucy Kibaki, l'épouse du président Mwai Kibaki, habitait juste à côté. Dans le courant de la soirée, celle-ci a fait irruption comme une furie, ordonnant au maître de maison d'arrêter la musique et criant à ses invités de quitter les lieux.
Les jours suivants, la colère de Mme Kibaki a continué à monter. Le 2 mai, l'épouse du président s'est rendue au poste de police de Muthaiga pour déposer une plainte contre son voisin. Puis elle s'est occupée des médias, qui avaient relaté son esclandre sur un ton narquois. Flanquée de gardes du corps mortifiés, elle a passé six heures dans les bureaux du Nation Media Group pour sermonner les journalistes qui lui avaient manqué de respect, allant jusqu'à confisquer des carnets de notes et gifler un caméraman.
Le lendemain, la télévision kényane a passé la scène en boucle, suscitant partout soupirs incrédules et sourires moqueurs. Mais les journalistes étaient trop occupés à savourer la manière dont Mme Kibaki s'était couverte de honte pour noter tout ce que son comportement venait de mettre en lumière.
Tout d'abord, cette affaire a révélé le vide du pouvoir au sein de l'Etat. Depuis qu'il a survécu à un accident de voiture et à une attaque cérébrale, le président Kibaki, âgé de 73 ans, n'est plus le même et ne fournit plus le même travail. Dans une société machiste, un homme qui n'est plus maître de son ménage ne peut espérer rester maître de son pays. Qu'en si peu de temps son épouse ait pu causer non pas un, ni deux, mais trois scandales a révélé un vide béant à la place que le président est censé occuper. Les médias n'ont pas non plus saisi la véritable signification d'un détail qui est apparu au milieu du brouhaha. Mme Kibaki avait en fait une bonne raison de se sentir concernée par ce qui se passait chez ses voisins, car c'était au couple présidentiel que M. Diop louait sa villa. Ainsi, l'homme qui recommandait à la Banque mondiale de prêter ou non au Kenya des millions de dollars d'aide, l'homme qui pouvait amener les pays donateurs à accorder au pays des millions supplémentaires en aides bilatérales était le locataire des Kibaki depuis trois ans.
Ce fait doit être replacé dans son contexte. Mis à sac par des politiciens véreux sous l'ancien président, Daniel Arap Moi, le Kenya connaît aujourd'hui un regain de corruption au plus haut niveau. [L'élection de Mwai Kibaki, en décembre 2002, a mis un terme à vingt-quatre ans de règne du président Arap Moi.] Le pillage des caisses de l'Etat est si scandaleux que de nombreux Kényans s'attendaient à ce que les représentants des pays donateurs prononcent un blâme sévère à l'encontre de leur pays lors d'une réunion avec le gouvernement qui s'est tenue au mois d'avril.
Les ambassadeurs se préparaient, m'a-t-on dit, à dénoncer de tels agissements quand un homme a pris les choses en main, balayant les objections et engageant les donateurs, non pas à blâmer le pays, mais au contraire à soutenir un énième plan gouvernemental de lutte contre la corruption, concocté à la va-vite. L'homme qui a manoeuvré de la sorte n'était autre - vous l'avez deviné - que Diop. Rien ne permet de penser que M. Diop, qui payait un loyer pour sa villa, ait invité les donateurs à se montrer indulgents avec un gouvernement indiscipliné dans le seul but de plaire à son propriétaire. Cependant, la révélation de ce lien entre les deux hommes met en évidence la connivence qui unit trop souvent les représentants de la Banque mondiale et les dirigeants africains. Un homme qui a des millions à débourser devrait maintenir une saine distance avec ceux qui courent après son argent. Il est surprenant qu'un tel conflit d'intérêts n'ait pas sauté aux yeux de la Banque mondiale. J'ai appelé le service de presse de la Banque pour lui demander si elle jugeait opportun qu'un de ses représentants soit locataire du président d'un pays client. "Quand M. Diop a signé le bail en 2002, M. Kibaki n'était pas président, il était chef de l'opposition", a répondu la Banque.
Mes séjours réguliers au Kenya me permettent d'affirmer qu'en 2002 il était clair pour tout le monde que Kibaki allait accéder à la présidence. De toute façon, je ne trouve pas plus acceptable, pour un représentant de la Banque mondiale, de louer sa maison au chef de l'opposition que de la louer au président. Le conflit d'intérêts est le même. Sûr de son bon droit, l'établissement ne voit pourtant aucune raison de lancer une enquête interne, car, plus déconcertant encore, la transaction a été approuvée par un audit de la Banque mondiale en 2002. Curieusement, le peuple kényan a une vision totalement différente de l'affaire, si l'on en juge par les blogs qui lui sont consacrés. Merci donc, Lucy, de nous avoir un petit peu éclairés sur les choses de la vie.
Encadré(s) :
Croissance soutenue
Courrier international
Le président Mwai Kibaki a annoncé le 1er juin que le Kenya avait connu une croissance de son PIB de 4,3 % en 2004, alors qu'elle avait été de 0,4 % à peine en 2002. L'année dernière, le tourisme, l'une des principales sources de devises de ce pays, aurait crû de 15 %.