Pourquoi elles portent le voile

Obligation divine ou archaïsme machiste, protection ou symbole de soumission ? Enquête sur ce morceau de tissu qui fait peur.

Catherine Golliau

« Cela m'a prise comme ça, je me suis réveillée un matin, tout endolorie des coups que j'avais reçus la veille, et j'ai eu envie de me voiler. » A 25 ans, Houria, « emploi-jeune » dans une école primaire, a déjà eu deux vies. Avant le voile, et après. Dans le livre « L'une voilée, l'autre pas » de Dounia Bouzar et Saïda Kada (Albin Michel), elle raconte Lille-Sud, son père au chômage, la violence du frère aîné, un paumé qui se focalise sur la « pureté » de la petite soeur, pourtant fille sage, et ruine sa réputation dans le quartier... Un jour, donc, elle met un foulard. « Les gens qui me raillaient se sont tus et ont détourné leur regard. Le summum, cela a été à la maison. J'ai vu de la fierté dans les yeux de mon frère », raconte-t-elle. Depuis, elle va à la mosquée régulièrement et - miracle ? - le frérot s'est résolu à travailler. « J'ai envie de vomir, assure Houria, écoeurée que sa prise de voile soit considérée par son entourage comme un retour vers le droit chemin... Mais je me tais. Maintenant, je rentre à n'importe quelle heure, c'est cela qui compte. » Le voile, synonyme de liberté ? « Elle n'est pas libre. Elle s'adapte au ghetto, fulmine Hanifa Cherifi, ancienne médiatrice de l'Education nationale, chargée de résoudre les conflits liés au voile dans les établissements scolaires. Le voile marque et exclut. » Difficile pour les Occidentaux, et même pour la plupart des musulmans, de ne pas voir dans le voile le signe de l'asservissement de la femme à l'homme. « La femme doit cacher ses cheveux pour ne pas susciter le désir des hommes. Il est un signal qu'elle devient inabordable, intouchable, rappelle la philosophe Elisabeth Badinter dans une interview à Libération. Si elle ne le met pas, elle porte l'éventuelle responsabilité des violences sexuelles dont elle pourrait être victime. » Le voile ou la tournante ? La violence des banlieues est-elle en train de réduire à néant un siècle d'émancipation des femmes musulmanes ? Rappelez-vous : 1924, Atatürk bouleverse le monde musulman en interdisant le voile en Turquie. Après la Seconde Guerre mondiale, la plupart des jeunes femmes musulmanes mettront un point d'honneur à se libérer de ce symbole de soumission.

Aujourd'hui en France, le hidjab, ou foulard islamique, envahit les rues et les écoles. Subi ? Souvent choisi, surtout par les adolescentes. Hinda, 20 ans, a commencé à se voiler à 16 ans, au retour d'un voyage en Tunisie, en cachette de ses parents. Ni vue ni connue : elle avait opté pour des pashminas aux couleurs sourdes très à la mode cette année-là. En sortant de chez elle, ils étaient châle, devenaient hidjab dans la rue et se transformaient en écharpe pendant les cours. « Le voile, c'est une relation entre Dieu et moi », a-t-elle expliqué à des amies, surprises de voir la minette d'hier changer de look. Mystique, Hinda ? Saïda Kada, la coauteur voilée de Dounia Bouzar, militante lyonnaise au sein de l'association Femmes françaises et musulmanes engagées, est sceptique. « Beaucoup de jeunes se voilent d'abord pour être reconnues », regrette-t-elle dans son livre.

Mais, plus que la barbe des garçons pratiquants, le hidjab dérange, inquiète. « Il nous renvoie à la proximité de nos archaïsmes », assure Odon Vallet, professeur d'histoire des religions. Et à une vision de la femme impossible à supporter, même par les plus machos des Occidentaux. « Quand une femme voilée s'assoit près de moi, j'ai l'impression qu'elle a peur de moi, qu'elle est sûre que je vais lui manquer de respect », remarque Etienne, étudiant à Paris.

Il y aurait pourtant voile et voiles. « Le hidjab est une invention moderne, apparu dans la seconde partie du XXe siècle, avec la révolution iranienne, avertit Fawzia Zouari, auteur du "Voile islamique" (éditions Favre). Il a fini par faire croire qu'il n'y avait qu'un seul voile, militant et politique, imposé depuis toujours. Or des voiles, il y en a autant que de pays »...

Une chose est sûre : ce n'est pas Mahomet qui a inventé le voile. La femme du Proche-Orient et de la Méditerranée est traditionnellement voilée, et ce depuis la plus haute Antiquité. Le voile est alors souvent signe de distinction. Les Assyriens le réservent aux femmes « honnêtes » et punissent cruellement les prostituées surprises à le porter. Le voile protège et séduit... Avec les chrétiens, il redevient sévère. Saint Paul exige des femmes non voilées qu'elles se tondent. Tertullien, quelques années plus tard, veut que les filles se couvrent dès la puberté. Quand Mahomet à Médine, vers 630, décide de recourir au voile, il ne fait donc qu'emprunter à la pratique du temps pour résoudre un problème presque trivial : protéger son harem des mains baladeuses de ses voisins. Deux sourates du Coran règlent le problème : la 24 et la 33. Dieu y demande aux femmes du Prophète et aux croyantes de se couvrir d'un voile, et de ne montrer « leurs atours » qu'aux seuls hommes de leur famille. Sans plus d'explication. « Le Coran impose surtout la non-mixité, tempère Fawzia Zouari. Le mot hidjab veut d'abord dire rideau, séparation. » Le reste n'est qu'exégèse... Le port du voile est-il une obligation divine ou une recommandation ? Les sourates s'adressent-elles à toutes les femmes ou uniquement à celles du Prophète ? Faut-il tout cacher, comme l'exigent aujourd'hui certains prédicateurs, ou seulement dissimuler les cheveux, décidément trop séduisants ? A chacun (e) sa vérité, semble-t-il, même dans les pays les plus fondamentalistes.
Droit au savoir et à la parole

Et les femmes se sont adaptées. En Algérie, pays où les femmes berbères ne se voilaient pas et où les autres depuis longtemps avaient renoncé à se cacher, c'est la férocité islamiste qui a fait à nouveau fleurir les hidjabs. En Irak, le voile a été un cache-misère des années d'embargo. A Bamako (Mali), c'est la mode qui favorise aujourd'hui le développement des voiles brodés aux couleurs vives. En France, le long tchador des salafites, les Quakers de l'islam, côtoie les foulards de fondamentalistes plus modérées.

Le port du voile n'empêcherait cependant pas le féminisme, bien au contraire. Comme le souligne Dounia Bouzar, 39 ans, musulmane non voilée, anthropologue et membre du Conseil français du culte musulman, « je ne défends pas le foulard, mais je constate que pour certaines musulmanes la première préoccupation est de distinguer le message coranique des traditions ancestrales. Pour elles, le voile a été détourné dans les pays arabes, devenant un élément de la soumission de la femme vis-à-vis de l'homme, alors que sa fonction première était de la protéger ». Droit au savoir, droit de parole, égalité entre les sexes : pour Dounia Bouzar, le voile n'empêche pas de penser et de le faire savoir. Aïcha, l'épouse préférée du Prophète, n'enseignait-elle pas le Coran et ne disait-elle pas le droit ? Saïda Kada, sa complice en écriture, va plus loin : voilée, certes, féministe, absolument, mais surtout militante des droits des immigrés. « Dès que j'ouvre la bouche, on voit derrière moi les réseaux islamistes. Je n'ai pourtant de leçon de République à recevoir de personne. Ce que je veux, c'est être reconnue telle que je suis : française et musulmane. En étant voilée, je ne m'exclus pas, on m'exclut. » A moins que ce ne soit l'inverse...
© le point 09/05/03 - N°1599 - Page 58 - 1242 mots