Le voile manipulé

Jean-François Revel, de l'Académie française

ÉTRANGE ACCUEIL, dans les pays musulmans, fait à l'annonce par Jacques Chirac de la loi interdisant le foulard islamique uniquement dans les écoles publiques et les administrations publiques. Cette bigoterie fait désespérer de voir l'islam progresser vers une conception moderne des rapports entre les religions et l'Etat. D'un florilège des déclarations d'imams inspirés et d'éditorialistes surchauffés dans la presse arabe il ressort que le projet de loi français exprimerait, selon eux, pas moins que « la haine de l'islam ». S'agirait-il d'un complot contre la liberté ?

AINSI ÉCLATE AU GRAND JOUR L'INCAPACITÉ ou le refus musulman d'accepter la notion de laïcité. Or cette notion garantit en France à la fois la liberté religieuse et la neutralité de la sphère publique. Pour l'islam, religion et politique continuent donc de se mélanger. Néfaste compote ! Obstacle à toute évolution démocratique ! Même au Liban, qui fut un des rares pays arabes, peut-être même le seul, avant d'être asservi par la Syrie, à pratiquer le pluralisme religieux, dans la tolérance mutuelle, même là on a vu en décembre des étudiantes défiler en arborant des bannières sur lesquelles on pouvait lire : « Laïcité terroriste ! »

LA CONCLUSION À TIRER de ces simagrées fanatiques : des musulmans veulent imposer les règles islamiques même dans les pays démocratiques où ils se sont installés et dont, en grand nombre, ils sont devenus citoyens. Ils exigent le droit de contrevenir au droit de ces pays. Car ce n'est pas seulement au Liban, c'est à Paris même qu'ont manifesté des musulmanes voilées, énergiquement encadrées par des molosses barbus, pour réclamer, ironie suprême, en chantant « La Marseillaise » ! le droit au foulard - contre les lois de la République.

À CE DIAGNOSTIC DÉCOURAGEANT les optimistes opposeront, une fois de plus, les courants tolérants qui forment une partie de l'opinion musulmane. Tout en admirant le courage de ces modérés, force nous est de constater et de déplorer leur impuissance à infléchir le cours du torrent prépondérant, dans le monde ou en France. On peut se réjouir d'apprendre que l'imam de la très vénérée mosquée al-Azhar du Caire vient de confier à Nicolas Sarkozy sa conviction : que les musulmans et musulmanes doivent se plier aux lois du pays qu'ils habitent. On se réjouirait davantage si le même imam, cette fois-ci comme une fois déjà en 1998, après une visite de Jean-Pierre Chevènement, notre ministre de l'Intérieur de l'époque, n'avait été contraint ensuite, tout imam qu'il fût, de se rétracter sous la pression de ses coreligionnaires les plus sectaires.

AUTRE SIGNE ALARMANT, car perpétuant une incompréhension consternante : la thèse des extrémistes islamistes reçoit le soutien inopiné d'organisations et d'Eglises qui n'ont rien de musulman, à commencer par l'Eglise catholique, le Vatican et l'épiscopat français. Selon ces éminentes autorités, une loi tenant à rappeler et à rétablir le principe de laïcité, dans le respect réaffirmé de toutes les croyances, porterait atteinte à la liberté religieuse. Difficile d'aller plus loin dans le contresens. Un maire s'est fait tancer parce qu'il veut proscrire, dans les mariages civils, « tout signe d'appartenance religieuse, philosophique, syndicale ou politique ostentatoire en mairie ». Le MRAP communiste (Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples) le taxe aussitôt d'islamophobie et le menace même de poursuites judiciaires.

A NEW YORK, des manifestants ont fait le siège du consulat de France pour protester contre une loi qu'ils qualifient d'attentatoire à la liberté de croyance. Par quoi l'on voit que le souci de l'information exacte est peu répandu, aux Etats-Unis comme en Europe ou dans le monde arabe. Car enfin, la loi projetée ne brime aucunement la liberté religieuse en tant que telle. La déclaration de Chirac sur ce point était d'une exemplaire clarté.

ON PEUT DONC CONCLURE que l'islamisme radical a réussi à faire prévaloir sa volonté, au point d'enrôler les agnostiques aussi bien que certains adeptes des religions autres que la musulmane. Son arme dissuasive suprême, d'une banalité qui n'a d'égale que son efficacité, consiste à clamer et proclamer que toute tentative pour faire respecter par l'islam, au même titre que par les autres religions, les lois de la République constitue un acte de « racisme » antimusulman.

MAIS LES EXTRÉMISTES ISLAMISTES doivent s'attendre à ce que cette victoire, obtenue par l'intimidation, ne dure pas et se retourne contre eux. Car elle est le fait moins de la religion que d'une offensive politique contre l'Occident, prenant la religion comme prétexte. L'opinion finira par s'en apercevoir et par s'en lasser. La « guerre du foulard » a commencé en 1989, au sein d'une génération majoritairement née en France. N'eût-il pas été historiquement plus compréhensible qu'elle se déclenche il y a trente ans au sein des générations nées en Afrique du Nord et fraîchement immigrées, donc plus proches de leurs pratiques ancestrales ? Ce paradoxe confirme que nous avons affaire non à un accès de piété chez les femmes, mais à une manipulation politique conduite par les hommes. Cette tricherie ne manquera pas de susciter une réaction dont les islamistes auront à s'avouer coupables
© le point 09/01/04 - N°1634 - Page 39 - 843 mots