En conséquence, les longues files d’électeurs en ce dimanche 15 août faisaient déborder la capacité des centres électoraux, provoquant des attentes de plus de dix heures. Les statistiques quant à la participation des électeurs par groupe démographique ne sont pas encore disponibles. Toutefois, il est presque certain que c’est dans les barrios, les quartiers pauvres du pays, qu’aura eu lieu la plus forte hausse de participation électorale. Historiquement, comme dans presque toutes les démocraties de la planète, la participation électorale est étroitement liée aux niveaux d’instruction et de revenus. Ainsi, les membres des classes plus aisées et plus instruites votent beaucoup plus que les groupes les plus pauvres. Toutefois, les pauvres du Venezuela savaient que cette fois, l’enjeu était de taille et beaucoup d’entre eux ont dit aller voter pour la première fois dans leur vie. Autrement dit, ils n’avaient même pas voté lorsque Chávez fut élu pour la première fois en 1998, ou réélu en 2000 [17] .
Politique révolutionnaire ?
Comme Chávez avait une énorme popularité parmi les classes moyennes lors de sa première élection en 1998, puis à sa réélection en 2000, et que la plupart de son électorat, pendant ces années-là, provenait des classes moyennes, on peut affirmer que Chávez a été élu principalement par les classes moyennes. À partir de 2004, cependant, ce soutien change totalement de groupe social et provient des pauvres. Son mandat présidentiel, le 15 août, est donc réaffirmé par les pauvres, qui constituent une majorité écrasante de la population du pays (entre 65% et 76%, selon les études), et non plus par les classes moyennes.
Mais que voient donc les Vénézuéliens pauvres en Chávez ? Qu’a-t-il fait pour se gagner leur soutien si enthousiaste ? Et qu’est-ce donc réellement que ce projet bolivarien ? Sur le plan idéologique et, dans une moindre mesure, dans la pratique, la Révolution bolivarienne tourne autour de quatre axes essentiels : elle est redistributive, anti-néolibérale, participative et inclusive.
Premièrement, elle est redistributive : le gouvernement est devenu un instrument de redistribution de la richesse pétrolière du pays parmi les pauvres, principalement sous la forme d’un large éventail de programme sociaux, mentionnés plus haut, et de réformes de la terre rurale et urbaine.
Deuxièmement, le projet bolivarien est anti-néolibéral. Cela signifie que les politiques économiques s’opposent aux dogmes du libre-échange, de la privatisation, de l’austérité des dépenses publiques et de la déréglementation, dogmes qui tous tendent à favoriser les grosses entreprises au détriment des citoyens ordinaires. Les politiques économiques du gouvernement de Chávez se centrent sur le « développement endogène », c’est-à-dire un développement qui vise à diversifier l’économie nationale, notamment par un soutien aux petites entreprises et aux coopératives. De plus, dans ce concept de développement endogène, l’accent est placé sur l’éducation des pauvres. Autre aspect de cet anti-néolibéralisme : l’intégration politique et économique de l’Amérique latine [18], afin que le Sud soit mieux préparé pour confronter le Nord sur les terrains économique et politique. La poursuite de l’intégration latino-américaine est également marquée par une forte opposition à la politique extérieure étasunienne, et ces deux éléments sont d’ailleurs une source continuelle d’exaspération pour l’administration Bush [19].
Troisièmement, le projet bolivarien insiste sur la démocratie participative, en plus de la démocratie représentative traditionnelle. L’élément participatif du projet bolivarien prend de multiples formes, depuis la clause constitutionnelle sur les référendums jusqu’aux différents mécanismes de participation citoyenne dans la nomination de fonctionnaires publics tels que les juges, en passant par une plus grande démocratie locale, ou encore les conseils locaux de planification, où les citoyens ordinaires sont parties prenantes de la gouvernance locale et de sa supervision.
Quatrièmement, le projet de Chávez favorise l’inclusion de ceux qui, traditionnellement, ont toujours été exclus, comme les pauvres, les indigènes, les Vénézuéliens de descendance africaine, et les femmes. Les mesures d’inclusion de ces groupes comprennent les programmes de redistribution déjà cités, combinés à des modalités de discrimination positive. Cela permet aux pauvres, aux femmes et aux indigènes du Venezuela de bénéficier d’un traitement préférentiel dans le cadre des programmes de micro-crédit, de logement ou d’éducation.
Enfin, et ceci tient plus de la nécessité que de l’idéologie, le mouvement chaviste a pris conscience que ces différentes orientations idéologiques peuvent être mieux mises en œuvre si l’État est libre de corruption et d’inefficacité. De fait, si la lutte contre la corruption constituait l’un des principaux objectifs du gouvernement de Chávez à son accession au pouvoir, cet aspect n’a que récemment fait l’objet d’un regain d’attention.
Défis et obstacles
La mise en œuvre du projet bolivarien, cependant, est loin d’être parfaite. Cela est dû, dans une grande mesure, à de sérieux obstacles internes et externes que doit affronter le projet au quotidien. Parmi les obstacles internes figurent les tendances au culte de la personnalité et une culture groupale. Et au nombre des obstacles externes, on retrouve les intérêts du capital national et international, ainsi que les ambitions impériales du gouvernement des États-unis.
Obstacles internes : I. Le culte de la personnalité
Le projet bolivarien et en général la gauche vénézuélienne ne seraient nulle part à l’heure actuelle sans la figure de Hugo Chávez. C’est presque exclusivement grâce à lui que la gauche fragmentée du Venezuela a pu s’unir en un seul mouvement, derrière un seul leader. La raison pour laquelle Chávez y est parvenu tient directement, et plus que toute autre chose, de sa personnalité charismatique et vigoureuse. Les gens disent qu’en sa présence, Chávez leur inspire des sentiments forts de confiance et de rapport personnel avec lui. Leader de grandes mobilisations, Chávez est capable, pendant ses discours, d’électriser et de fasciner son public pendant des heures. Tout le monde n’est bien entendu pas impacté par sa personnalité, mais il est juste d’affirmer que ses partisans le sont dans leur grande majorité. Aucune autre figure politique dans le passé récent du Venezuela n’a pu communiquer avec les Vénézuéliens à un niveau émotionnel aussi intense que Chávez.
À ce leadership de Chávez, il existe toutefois deux risques. Tout d’abord, tout comme il suscite le dévouement de ses partisans, il s’aliène aussi une grande partie de la société vénézuélienne. Si les pauvres du Venezuela s’identifient avec son franc parler populaire, les Vénézuéliens des classes moyennes et aisées estiment que cette manière de s’exprimer n’est pas digne d’un président. Dès lors, autant Chávez inspire un amour passionné chez de nombreux partisans, autant il inspire de la haine chez nombre de ses opposants. Cette haine ressentie par beaucoup d’opposants est un obstacle externe qui, cependant, influe essentiellement sur le climat politique du Venezuela mais n’est probablement pas aussi important que d’autres obstacles.
La conséquence la plus négative du charisme de Chávez est que ce charisme se prête, comme pour tous les leaders charismatiques, à la création d’un culte de la personnalité. Le parti politique de Chávez et le ministère de la Communication et l’Information remplissent souvent le pays d’affiches avec des slogans tels que « Chávez, c’est le peuple ! » ou « Tout qui est contre Chávez est contre le peuple ». Les publications informatives sur les institutions publiques sont généralement pleines de photographies de Chávez. Et les graffiti pro-Chávez disent « Avec Chávez, tout ! Sans Chávez, rien ! », soulignant que l’opposition peut exiger tout ce qu’elle veut, sauf la démission de Chávez de la présidence. Et ce slogan était souvent entendu pendant le lockout pétrolier de la fin 2002, lorsque l’opposition exigeait justement la démission de Chávez.
Une conséquence plus sérieuse de ce culte de la personnalité est que les partisans tendent à perdre toute capacité de pensée critique et indépendante, acceptant comme parole divine tout ce que dit le leader. En général, ce genre de conformité devient évident lorsque des décisions controversées sont prises. Ainsi, par exemple, une nouvelle loi sur la Cour suprême a récemment été votée, qui contient cependant des clauses douteuses, comme la capacité de la Cour à démettre des juges de leurs fonctions si leur « attitude publique... va à l’encontre de la majesté ou du prestige de la Cour suprême » ou si un de ses membres ou un juge « sape le fonctionnement » du pouvoir judiciaire. Dans ce cas, même les partisans de Chávez devraient reconnaître que ces clauses vont à l’encontre de l’indépendance de la Cour. Or, pratiquement aucun d’entre eux n’a critiqué cette loi.
Chávez tente régulièrement de contrer verbalement cet embryon de culte de sa personnalité, mais ces tentatives portent peu, car elles restent au niveau du discours, au sens où Chávez insiste sur le fait qu’il n’est « qu’une simple feuille dans le vent de l’histoire vénézuélienne », et tente d’autres manifestations d’humilité. Des mesures plus pratiques devraient être prises, comme par exemple limiter l’usage de sa photographie à la littérature officielle de l’État ou interdire des slogans qui personnalisent Chávez avec le peuple vénézuélien en général.
Obstacles internes : II- La culture groupale
Le second obstacle interne est peut-être une conséquence du premier. En effet, Chávez et ses partisans se trouvent actuellement en grand danger de recréer le clientélisme de la « Quatrième » République, celle de la Constitution de 1961-1999 que Chávez veut remplacer. L’attachement et le dévouement à Chávez est propice à un climat où le président ne saurait être remis en question et tout qui le critique est immédiatement suspecté d’être un opposant, voire un ennemi. Mais cette réaction, il convient de la replacer dans le contexte où le projet bolivarien est effectivement entouré d’ennemis qui tentent de le détruire, comme l’ont démontré le coup d’État militaire d’avril 2002 et le lockout pétrolier de décembre 2002. Reste que cette incapacité à faire la différence entre ennemis réels, opposants politiques et simples critiques existe bel et bien dans les rangs chavistes, et donc, tous les opposants politiques sont souvent considérés comme des ennemis.
La pire conséquence, la plus extrême, de cette manière de penser est qu’il faut être chaviste pour bénéficier des programmes gouvernementaux. Tel n’est pas le cas de tous les programmes du gouvernement, mais pour beaucoup de ces programmes, cela est pratiquement devenu une exigence, comme dans l’Université bolivarienne récemment créée, certains programmes de micro-crédits et certaines institutions gouvernementales (à une occasion, le ministre de la Santé a déclaré que les docteurs des hôpitaux publics ayant signé pour la révocation du mandat de Chávez devraient être licenciés -il s’est ensuite rétracté). Si l’on critique de telles pratiques, il faut toutefois garder à l’esprit qu’elles ne sont pas exclusives des partisans de Chávez. Nombreuses sont les institutions du pays qui sont aux mains de l’opposition et où les chavistes ne sont pas les bienvenus. Ce qui indique que ces pratiques font partie de la culture vénézuélienne, comme le montre le passé. Reste que le gouvernement central devrait montrer l’exemple, d’autant plus qu’il a conquis le pouvoir en disant qu’il mettrait fin au système de clientélisme et patronage des partis AD et Copei [20] .