Gruda, Agnès
Le film horloge biologique, qui sort en salle ce week-end, met en scène des hommes dans la force de l'âge qui paniquent devant la perspective de la paternité. Ils vont aux danseuses, mentent à leur blonde et se cramponnent à leurs derniers lambeaux de liberté avec l'énergie du désespoir. Vous croyez que c'est une grossière caricature? Écoutez donc les experts...
Il y a Paul, qui trompe éperdument sa blonde enceinte. Sébastien, qui rumine des pensées noires en donnant le biberon à son nouveau-né. Et Fred, qui ne sait plus comment échapper au tic-tac obsédant de l'horloge biologique de sa copine.
Les héros du dernier film de Ricardo Trogi ont toutes les chances de vous exaspérer. Vous les trouverez probablement puérils, immatures et peut-être même un peu minables. Mais vous avez intérêt à leur porter attention : que vous le vouliez ou non, ces hommes qui feraient tout pour retarder indéfiniment la venue de leur premier enfant existent. Il s'en trouve même parmi vos meilleurs amis...
"Les hommes abordent généralement la question de la paternité sur la défensive", dit le psychologue Richard Langevin, qui s'intéresse à la famille et agit à titre d'expert dans des cas de divorce.
"L'instinct paternel n'existe pas, il se construit. Ce sont les femmes qui implantent le germe de l'enfant dans la tête des gars", tranche Germain Dulac, sociologue à la retraite et l'un des principaux experts de la famille et de la paternité au Québec.
Il y a 10 ans, M. Dulac a participé à une longue étude sur le désir d'enfant chez les hommes et les femmes en âge de procréer. Sa conclusion : à toutes les étapes de la vie d'un couple, ce sont les femmes qui prennent l'initiative des décisions fondamentales, qu'il s'agisse de vivre ensemble, de rompre ou d'avoir un enfant.
Devant la pression procréatrice de sa compagne, l'homme peut réagir de trois façons, explique le sociologue. Il peut d'abord accepter l'initiative de sa compagne, parce qu'il partage le désir de fonder une famille.
Il peut aussi se résigner à la décision de la femme sans trop rechigner. Ou alors il est complètement dépassé par les événements, au point d'avoir de la peine à s'attacher à l'enfant qui naît.
Cette passivité masculine n'est pas nouvelle. "Les femmes de tout groupe ethnique et de toute culture dans le monde, comme les femelles de toutes les autres espèces de primates, montrent plus d'intérêt que les hommes pour les petits enfants et plus de tolérance pour leurs besoins", constate l'anthropologue américaine Helen Fisher dans son livre L'Anatomie de l'amour.
Dès le berceau, les petites filles montrent des qualités qui annoncent leur intérêt pour la maternité, écrit-elle. Ainsi, le regard des fillettes est davantage attiré par les personnes nouvelles qui apparaissent dans leur champ de vision. Celui des garçons se focalise sur les nouveaux jouets... Ça vous rappelle quelqu'un?
Rituels
Bien sûr, le désir maternel a lui aussi fluctué au fil des époques. Mais la paternité, elle, ne va presque jamais de soi. Et pratiquement toutes les sociétés ont dû inventer des rituels pour que les hommes "s'approprient leurs enfants", selon Richard Langevin. Il cite l'exemple des Romains qui s'attendaient à ce que le père brandisse le bébé dans ses bras devant la communauté. À défaut de cette affirmation publique de paternité, le nourrisson allait être abandonné à son sort.
"Ça a toujours pris un discours pour faire passer les jeunes hommes de l'adolescence à l'âge adulte", approuve Germain Dulac. Un discours, ou encore une image forte, comme celle du papa qui a toujours raison des années 50. Ou l'image plus contemporaine du père qui souffle avec sa compagne pendant l'accouchement et se lève la nuit pour nourrir bébé.
Comment expliquer cette différence entre les sexes? "Pour les gars, un enfant c'est quelque chose d'abstrait. Les filles prennent conscience de leur fécondité dès leurs premières menstruations", avance Richard Langevin. Déterminisme biologique? Réalité sociologique? Quoi qu'il en soit, les faits sont là : on ne naît pas père, on le devient. Et aujourd'hui, c'est plus vrai que jamais.
Quelle époque !
Dans les sociétés traditionnelles, la mère répondait aux besoins premiers de l'enfant, le père lui enseignait la survie en société. Dès l'âge de 10 ou 11 ans, les garçons travaillaient à la ferme avec leur père, qui avait un rôle clair : celui du "sorcier" qui transmet son savoir, selon les mots de Richard Langevin.
Dans les sociétés postindustrielles, cet archétype ne tient plus. À quoi donc sert le père? C'est de moins en moins clair.
La révolution féministe a accentué ce flou paternel, dit Simon Langlois, sociologue à l'Université Laval. "Avec la disparition du rôle du père pourvoyeur, les hommes ont perdu leur boussole, ils sont déclassés, en déroute, ils en deviennent incapables de prendre leurs responsabilités", analyse-t-il.
Alors, les jeunes hommes se tournent vers la consommation, misent sur les plaisirs immédiats qui entrent en collision avec la réalité qu'impose la vie de famille.
Enfin, au-delà de tout le reste, il y a les valeurs ambiantes. La société contemporaine valorise par-dessus tout l'autonomie, la liberté. Les filiations entre les générations s'étiolent. En psychologie, on parle de fantasmes d'"autoengendrement", comme si les jeunes adultes d'aujourd'hui vivaient dans le vide, sans racines ni prolongement, explique Richard Langevin.
Alors, on fait comme si on était immortel... et on craint le bébé qui viendrait nous rappeler à quel point on est mortel.
Tous les prétextes sont bons pour échapper à ce vertige. Même aller voir les danseuses? "Bien sûr, la majorité des hommes n'y vont pas. Mais tous ont ce fantasme", dit le psychologue.
Décalage horaire
Même s'il n'a pas vu le film, l'anthropologue Serge Bouchard pense qu'il s'inscrit dans un contexte très particulier: celui de l'univers sans cadre dans lequel évoluent les jeunes adultes nés aux confins de la génération X, le monde éclaté "où chacun doit construire ses engagements, inventer ses rôles". Grosse commande, qui pousse les jeunes adultes à repousser aussi loin que possible leur entrée dans l'âge adulte.
Les hommes ne sont pas les seuls à vouloir prolonger l'apesanteur de l'adolescence. Le Dr Robert Hemmings, de la clinique OVO, suit de nombreux couples qui ont attendu jusqu'à la mi-trentaine avant de se décider à faire un enfant. Souvent, ce délai relève d'une décision commune du couple.
Mais alors que les hommes sont encore aussi fertiles qu'à 20 ans, les femmes, elles, entrent dans le sprint final de la procréation. Leur pendule fait bruyamment tic-tac. Et les hommes se retrouvent, du jour au lendemain, soumis à une pression importante.
Or, la société leur projette l'image d'un père tellement investi dans son rôle que la tâche peut leur paraître écrasante, selon Serge Bouchard.
Mais attention: toutes ces hésitations ne signifient pas que les hommes ne veulent pas d'enfants. Le problème, ce sont les différences de rythme: les hommes sont généralement prêts à aborder la question de la paternité dans la quarantaine. Pour les femmes, il est alors trop tard.
Ce décalage horaire pourrait bientôt perdre de son importance, prévoit Germain Dulac. Selon cet homme qui a choisi de ne pas avoir d'enfants, parce qu'il y a "tellement d'autres choses à faire dans la vie", l'humanité sera bientôt dépossédée de la reproduction.
"On produira toujours la vie, mais avec les nouvelles technologies de reproduction, la famille telle qu'on la connaît n'existera plus", prévoit-il.
Voilà de la matière pour un tout autre film...
La fenêtre d'ambiguïté
Un homme est enfoncé dans son sofa, un bébé dans ses bras, et fixe son regard vide sur un écran de télévision où défile une publicité de tue-mouches. Cet homme épuisé sera incapable de suivre ses copains qui organisent un voyage de chasse de rêve à l'île d'Anticosti. Sentant ses chums lui échapper, il fera n'importe quoi, c'est-à-dire des bêtises, pour regagner leur amitié...
Le seul des trois héros d'Horloge biologique à avoir déjà franchi le cap de la paternité vit cette nouvelle réalité comme une grande perte. Perte de quoi au juste? "D'un morceau de jeunesse", répond le réalisateur Ricardo Trogi. Ce dernier se défend d'avoir voulu réaliser un film sombre sur la paternité. Et si son film dépeint un phénomène de génération, ce n'était pas le but recherché, assure-t-il.
"Ce qu'on voulait, c'est montrer des hommes en situation de crise, au moment où ils vivent la crise, avant qu'ils ne finissent par changer", explique le cinéaste.
L'homme devenu père est-il donc éjecté du paradis? Il y a une quinzaine d'années, Ricardo Trogi a vécu une situation semblable. Et il y tenait le mauvais rôle. "Un de mes amis a eu un enfant à 21 ans. Sans nous consulter, les autres gars et moi, nous avons commencé à l'éviter. C'était instinctif, on ne voulait rien avoir à faire avec le monde de l'enfance."
Depuis, le temps a passé. À 35 ans, Ricardo Trogi a changé et se prépare à avoir un enfant. Mais même domestiquées, ses peurs restent présentes.
De quoi donc les hommes ont-ils si peur avant de faire le grand saut vers le berceau? "Ce n'est pas évident pour un gars de devenir père. Pour nous, c'est difficile de voir ça comme le début de quelque chose. On voit plutôt ce qui va finir", confie le réalisateur.
Même s'il n'a pas cherché à dépeindre un phénomène de génération, Ricardo Trogi convient que son film ne tombe pas tout à fait du ciel. Qu'il se situe dans un espace et un temps donnés. "Notre génération a été élevée avec une télé-commande. T'écoutes la télé, c'est pas bon, tu changes. C'était la même chose avec nos premières relations. Au premier conflit, c'était out."
Bonjour l'engagement?
face à la perspective de devenir père, le cinéaste ne craint ni les couches à changer ni les nuits blanches. Ce qui lui fait peur, c'est le caractère définitif de ses choix. "Si ma blonde et moi, on ne s'entend plus dans quatre ans, c'est l'enfant qui en subira les conséquences. Me lever la nuit, ça va. Mais vivre avec quelqu'un que je n'aime plus, ça fait peur...
Pourquoi donc les femmes ne partagent-elles pas ces craintes? "Pour les femmes, c'est différent. Pour elles, avoir un enfant, c'est naturel. D'ailleurs, quand des femmes me disent qu'elles ne veulent pas d'enfant, je ne les crois pas."
Et si ces éternels ados du film Horloge biologique rencontraient un jour une femme qui ne veut pas devenir mère? Seraient-ils comblés?
"Ça ne les intéresserait pas. Moi, j'aurais peur d'une fille qui ne veut pas d'enfant. Parce que ça me confirmerait que je n'en aurai pas, et ça, ça me fait aussi peur que d'en avoir."
Elle voulait un enfant, moi je n'en voulais pas, chantait Nougaro... qui finit dans la chanson par devenir papa d'une petite Cécile. Finalement, le 'non' des hommes n'est pas un vrai 'non. Il ouvre sur une fenêtre d'ambiguïté....
Grosse injustice...
Les femmes viennent au monde avec un nombre déterminé d'ovules - environ 400 000. Leur fertilité baisse progressivement dès la mi-vingtaine et disparaît le jour où leur réserve d'ovules est épuisée.
Selon une étude publiée en 2002 dans Human Reproduction, la probabilité de devenir enceinte est deux fois plus élevée chez les femmes de 19 à 26 ans que chez celles âgées de 35 à 39 ans.
Il est aussi plus difficile de rendre une grossesse à terme à mesure que l'on vieillit. Les risques de fausse couche sont de 15% chez les femmes de moins de 30 ans, de 25% chez les femmes de 35 ans et de 40% chez celles qui ont 40 ans.
Or, depuis 40 ans, les femmes n'ont cessé de retarder l'âge où elles donnent naissance à un premier enfant. Au Canada, en 1961, l'âge moyen de la mère d'un premier enfant était de 22,5 ans. En 1975, il était de 23,5 ans. Et aujourd'hui, il est de 28 ans.