JUGER SADDAM HUSSEIN
Gruda, Agnès
SES JUGES DOIVENT SE CACHER POUR ÉCHAPPER AUX ATTENTATS. SES AVOCATS ONT TOUTE LA PEINE DU MONDE À LE RENCONTRER. ET SON TRIBUNAL A ÉTÉ QUALIFIÉ "D'OVNI" FLOTTANT DANS LE CIEL DE LA JUSTICE INTERNATIONALE. LE PROCÈS DE SADDAM HUSSEIN, QUI DOIT S'OUVRIR AUJOURD'HUI À BAGDAD, EST MARQUÉ PAR LA PEUR ET LA CONFUSION.
Le 8 juillet 1982, un cortège de voitures sombres traverse la ville de Doujaïl, à une soixantaine de kilomètres au nord de Bagdad. Ce jour-là, Saddam Hussein doit présider une cérémonie officielle dans cette bourgade chiite de 10000 habitants.
Dans le convoi, les limousines sont toutes identiques: impossible de deviner laquelle abrite le président. Les tireurs embusqués dans une palmeraie mitraillent donc toutes les voitures, sans distinction. Mais ils ratent leur cible.
Quelques heures plus tard, Saddam Hussein répand sa fureur sur la ville. Dans le feu des représailles, 143 habitants de Doujaïl sont exécutés sur-le-champ, 600 autres sont arrêtés et torturés. Plusieurs en meurent, d'autres seront condamnés à l'exil.
La répression sanglante qui s'abat sur Doujaïl est bien sûr terrible. Mais dans l'ensemble de l'oeuvre du raïs irakien, cette horreur s'inscrit en lettres minuscules. Le Livre noir de Saddam Hussein, un ouvrage récent qui dresse le bilan des atrocités commises par le dictateur de Bagdad, ne la mentionne même pas. Et le journaliste français Chris Kutschera, qui a dirigé cette compilation de 700 pages, admet n'avoir jamais entendu parler de Doujaïl avant d'apprendre, il y a trois mois, que le sort subi par cette ville serait au coeur du premier procès intenté contre le dictateur déchu.
Justice ou politique?
Saddam Hussein et sept de ses lieutenants seront jugés à compter d'aujourd'hui pour la terreur qu'ils ont fait régner à Doujaïl en ce début d'été 1982.
Entre 1968 et 2003, sous le règne du parti Baas, plus d'un demi-million de personnes ont été tuées dans des vagues de répression visant surtout les chiites et les Kurdes. La seule "campagne d'Anfal", à la fin des années 80, a coûté la vie à 182000 Kurdes.
Pourquoi donc ce premier procès s'attarde-t-il sur un fait relativement mineur dans la longue carrière de Saddam Hussein? "C'est un peu ma faute", confesse Cherif Bassiouni, juriste international qui a collaboré avec plusieurs tribunaux internationaux, et que La Presse a joint à l'Université DePaul, à Chicago.
En 2002, bien avant la chute de Bagdad, M. Bassiouni a fait partie d'un groupe mis sur pied par le département d'État américain pour dessiner "l'avenir de l'Irak". Comment allait-on juger le dictateur après son éventuelle chute? Fort de son expérience au procès de Slobodan Milosevic, où l'ex-président yougoslave s'était défendu en tentant d'éclabousser l'Occident, Cherif Bassiouni insiste pour que l'on commence avec un petit procès, où les preuves seraient faciles à colliger... et qui n'aurait aucune portée internationale.
C'est que la France, les États-Unis et la Russie ont longtemps entretenu des liens privilégiés avec Saddam Hussein, qu'ils voyaient comme un rempart contre l'Iran des ayatollahs. Les dangers d'être "salis" durant un procès sont élevés. "J'ai suggéré de commencer avec un cas qui ne donne aucune prise permettant d'impliquer les grandes puissances", explique Cherif Bassiouni.
Cette stratégie coupera peut-être un peu d'herbe sous le pied de la défense. Mais elle alimente aussi les critiques du Tribunal spécial irakien (TSI), créé trois jours avant la capture de Saddam Hussein, en décembre 2003.
Washington a précipité la tenue du procès pour le faire coïncider avec le référendum constitutionnel de samedi dernier et affaiblir le mouvement de résistance irakien, soutiennent les sceptiques, pour qui cette entreprise est hautement politique.
À qui appartient ce tribunal?
Dans un documentaire qui retrace l'historie du TSI, diffusé cette semaine sur RDI, un homme fait visiter une vaste pièce de l'ancien palais présidentiel, en plein coeur de la zone protégée de Bagdad. Voici où seront les juges et où l'on placera les accusés, explique-t-il avec un mouvement circulaire du bras.
Cet homme, c'est Greg Kehoe, responsable du Regime Crime Liaison Office, une organisation proche du FBI qui a collecté les preuves et cherché les témoins pour le procès de Saddam Hussein.
Mais que fait donc cet avocat américain en plein milieu d'un tribunal irakien? Depuis sa création, le TSI prête flanc à toutes les critiques. La plus grave: celle d'être une marionnette juridique de Washington qui, à l'époque de l'administration provisoire de Paul Bremer, a créé ce tribunal, défini son statut et nommé sa quarantaine de juges.
Le gouvernement élu en janvier a sanctionné le TSI par une nouvelle loi. Mais le tribunal, ses juges et ses lois constituantes sont restés les mêmes.
Ces juges, tous irakiens, n'ont pas la moindre expérience en matière de crimes de guerre ou de génocide. Comme on a décidé d'exclure les membres du parti Baas, il a fallu choisir parmi des magistrats à la retraite, habitués à de petites causes, et même parmi de simples avocats.
"Ces juges sont peu expérimentés, ils n'ont jamais présidé un procès de cette ampleur", s'inquiète le juriste québécois André Poupart qui signe le chapitre sur la justice dans Le Livre noir de Saddam Hussein. Il craint que ce procès ne tourne à la farce.
Les juges ont suivi plusieurs séances de formation, à Londres ou en Italie. Ils y ont appris, par exemple, à faire la distinction entre un crime de guerre et un génocide. Mais est-ce assez pour les préparer à affronter leur célèbre accusé?
De toute façon, la justice internationale est un domaine de droit assez nouveau, soulignent des juristes convaincus que ce procès doit avoir lieu. "Tout compte fait, les juges irakiens ne sont pas moins compétents que les juges qui sont intervenus dans le cas de l'ex-Yougoslavie", soutient Michael Sharf, un professeur de droit américain qui a enseigné aux futurs juges de Saddam Hussein.
La peur au ventre
Le défi qui attend ces juges est d'autant plus grand qu'ils dirigeront un tribunal un peu bâtard, mêlant le droit civil à la française, le common law et... le code pénal irakien de 1971. Les arrimages entre ces systèmes juridiques ont été bâclés, aboutissant à un "incompréhensible micmac", selon M. Bassiouni.
Et puis, il y a la peur. Début mars, un juge d'instruction du TSI, Barwize Mohammed Marwane, est abattu avec son fils devant sa maison de Bagdad. Craignant de connaître le même sort, les juges et procureurs du TSI travaillent dans l'anonymat. Les seuls à avoir divulgué leurs noms sont Raëd Jouhi, un jeune magistrat qui a interrogé Saddam Hussein lors de ses comparutions, et Khalil al-Douleïmi, son avocat principal. Tous les autres se terrent.
Dans ce climat de terreur, quelle est leur marge d'indépendance? "Les juges et leurs familles vivent dans la zone verte contrôlée par les militaires, ils n'en sortent jamais, sauf pour aller à l'étranger, dit Cherif Bassiouni. Ils ne sont pas pour autant vendus aux États-Unis. Mais aux yeux du public, c'est ce qui ressort."
Défendre Saddam Hussein
Lors de ses premières comparutions devant le juge Jouhi, Saddam Hussein était seul, sans défenseur à ses côtés. Khalil al-Douleïmi est en fait le seul avocat autorisé à rencontrer l'ancien dictateur. Et ces rencontres sont rarissimes.
Ziad Khassouney, ancien président d'un collectif international de défense qui a été dissous en août par Raghat Hussein, la fille de l'ancien dictateur, s'est entretenu récemment avec Khalil al-Douleïmi. "Il m'a dit que le tribunal l'appelle parfois le soir pour lui annoncer qu'il a un rendez-vous le lendemain matin avec Saddam Hussein", relate-t-il.
L'avocat de Saddam Hussein habite à Ramadi, à une centaine de kilomètres à l'ouest de Bagdad. "Vous connaissez l'état des routes en Irak? Souvent, il est incapable d'arriver à temps", dit M. Khassouney, joint à Amman.
Tous les experts des droits humains sont d'accord: ce procès est crucial pour l'avenir de l'Irak. "Il devrait permettre de panser les plaies et de refaire l'unité du pays, estime André Poupart. Mais si la minorité sunnite conclut qu'il s'agit d'une mascarade, que Saddam Hussein n'est pas traité selon les règles de l'art, ça va plutôt jeter de l'huile sur le feu."
DÉFENDRE LES DICTATEURS
Il y a des années que la juriste québécoise Élise Groulx se bat pour que même les pires dictateurs aient droit à un procès équitable. Elle a fondé l'Association internationale des avocats de la défense, établie dans le Vieux-Montréal. Et elle préside le Barreau pénal international, qui intervient auprès du Tribunal pénal international.
Selon elle, même dans les causes où les droits des accusés sont parfaitement garantis sur papier, en pratique, la défense en arrache. Face à une armée de procureurs qui ont les moyens de colliger des milliers de pages de preuves, "la place de la défense est toujours microscopique", observe-t-elle.
Elle semble l'être encore davantage au tribunal chargé de juger Saddam Hussein, qui suscite de nombreuses réserves auprès d'organisations telles qu'Amnistie internationale et Human Rights Watch. Ainsi, l'ancien dictateur a comparu seul devant le juge du TSI, son avocat n'ayant même pas été invité à l'audience. Un seul avocat a pu le rencontrer jusqu'à maintenant, et encore, au compte-gouttes.
C'est d'autant plus inquiétant que le TSI n'exige pas que ses juges soient convaincus "au-delà du doute raisonnable" pour rendre un verdict de culpabilité, souligne Richard Dickers, de Human Rights Watch. Le critère de preuve, beaucoup moins exigeant, est tiré de l'ancien code pénal irakien de 1917.
Ce critère est beaucoup trop faible, d'autant plus que le TSI peut imposer la peine capitale, note Élise Groulx. Selon elle, "il est affolant qu'on n'ait pas adopté des normes de preuve plus élevées quand on parle de la peine de mort".
CET ÉTRANGE OBJET JURIDIQUE
Il était impossible de traduire Saddam Hussein devant la Cour pénale internationale de La Haye parce que les actes qu'on lui reproche ont été commis avant la création de ce tribunal, qui n'est d'ailleurs pas reconnu par Washington.
L'ex-dictateur aurait pu être jugé par un tribunal ad hoc mis sur pied par l'ONU, comme les tribunaux de l'ex-Yougoslavie et du Rwanda, qui siégeaient en pays étranger et faisaient appel à des juristes internationaux. Autre modèle: celui de la Sierra Leone, où des juges locaux et étrangers siègent ensemble à un tribunal établi dans le pays même où les atrocités ont eu lieu.
Les administrateurs provisoires de l'Irak ont opté pour une formule inusitée, qui a valu au TSI d'être qualifié d'OVNI juridique: c'est un tribunal établi en Irak même, constitué uniquement de juges irakiens.
LES PÉRIPÉTIES D'UN TRIBUNAL
Ahmed Chalabi, vous connaissez? C'est cet ex-exilé, aujourd'hui vice-premier ministre irakien, qui avait aidé Washington à "monter" son dossier contre Saddam Hussein. Eh bien! son neveu Salem, jeune avocat de droit commercial, a brièvement tenu le rôle d'administrateur du Tribunal spécial irakien. Août 2004: un coup de théâtre ébranle le tribunal. Recherché pour meurtre, Salem Chalabi plie bagage et disparaît.
Le TSI connaît un autre revirement en août 2005, quand Raghat Hussein, fille du dictateur, décide qu'elle en a assez de tous ces avocats qui volent au secours de son père en se crêpant le chignon. Une vingtaine d'avocats sont limogés.
Autre revirement possible: aujourd'hui, l'avocat de Saddam Hussein compte présenter une requête au tribunal pour demander que la tenue du procès soit reportée de trois mois.
L'HISTOIRE D'UN PROCÈS
8 juillet 1982: massacre de Doujaïl
10 décembre 2003: création du Tribunal spécial irakien
13 décembre 2003: capture de Saddam Hussein
1er juillet 2005: première comparution de Saddam Hussein
17 juillet 2005: le TSI annonce la tenue d'un premier procès jugeant les responsables de la tuerie de Doujaïl