Des chrétiens dans la bagarre
Gruda, Agnès
Vancouver - Même si le parti conservateur préfère tenir les fondamentalistes chrétiens à distance, une poignée de candidats liés à des groupes évangéliques tentent leur chance dans la région de Vancouver. L'un d'entre eux voudrait bien percer le mur du plus important groupe ethnique de la ville: la communauté chinoise.
Pour aller à Langley, il faut prendre le Sky Train- le métro aérien de Vancouver- jusqu'à la station de Surrey. Puis continuer une bonne quarantaine de minutes en autobus, sur des routes bordées de plaques de neige qui s'enfoncent dans une banlieue de plus en plus clairsemée.
Avec leurs communautés traditionalistes, étroitement tissées autour de leurs églises, les petites villes qui longent la vallée du fleuve Fraser forment une sorte de " ceinture biblique " aux approches de Vancouver.
Et Langley, c'est le premier trou de cette ceinture...
Car c'est dans cette ville écartelée entre de grands boulevards sans âme qu'a élu domicile Focus on the Family- section canadienne du groupe religieux américain fondé en 1977 par James Dobson. Focus on the Family se bat contre le mariage entre conjoints de même sexe, vante les vertus de l'abstinence sexuelle et distribue des vidéos créationnistes (contestant la théorie de l'évolution) à ses membres.
Dans sa librairie, des livres expliquent les erreurs du féminisme et les égarements de l'islam.
Dans son bureau dont la fenêtre donne sur un magasin Costco, Derek Rogusky, vice-président de Focus on the Family au Canada, explique que l'homosexualité est immorale: " C'est un comportement nocif, comme les jeux du hasard. De plus en plus de recherches montrent que cette attirance peut être surmontée ", plaide-t-il patiemment. La preuve, un de ses 70 employés a réussi à vaincre son homosexualité grâce à la prière, se réjouit M. Rogusky. Et il y en a des dizaines d'autres aux États-Unis, assure-t-il.
Idéologiquement, l'organisation canadienne est un clone de sa grande soeur américaine. Mais ici, la lutte est menée à la canadienne, " avec plus de douceur ", dit M. Rogusky. Et avec une dose de résignation: impossible, au Canada, d'implanter des cours de créationnisme dans des écoles, où les programmes sont établis par les gouvernements.
Derek Rogusky n'en croit pas moins que les " darwinistes " font preuve d'étroitesse d'esprit lorsqu'ils rejettent l'idée d'un " dessein intelligent "- c'est-à-dire d'une intervention divine dans la création de la vie.
Mais l'organisation canadienne est condamnée à diffuser cette théorie en dehors des réseaux scolaires.
Peu connue au Canada, où elle dispose néanmoins d'un budget de 11 millions, Focus on the Family est une puissante organisation qui a mis toute sa machine derrière le président George W. Bush.
Au Canada, le groupe a mené sa plus grande bataille politique contre le mariage entre conjoints de même sexe. Une bataille perdue au premier round. Mais que Focus on the Family espère encore gagner, si jamais les conservateurs devaient être élus à Ottawa.
Un candidat discret
Au moins trois candidats conservateurs dans la région de Vancouver ont des liens avec Focus on the Family. Le plus en vue est Darrel Reid, qui a présidé ce groupe de 1998 à 2004 et qui a obtenu l'investiture de la circonscription de Richmond- banlieue cossue où un électeur sur deux a les yeux bridés.
Darrel Reid ne veut pas parler de son passé, encore récent, à la tête de Focus on the Family. Juge-t-il que l'homosexualité est immorale? Croit-il au dessein intelligent? Pense-t-il toujours, comme il l'a déjà déclaré, que l'ONU a un " programme antifamille " et que le lobby gai en mène trop large?
" Ce n'est pas pertinent à cette campagne ", répond-il à chacune de ces questions. Croit-il, alors, qu'un chrétien a le devoir de se battre pour que les lois soient davantage conformes aux enseignements de la Bible? " Mon seul but est de représenter les électeurs de Richmond, qui adhèrent à différentes confessions religieuses. " On n'en sort pas...
Cette rhétorique un peu courte n'empêche pas Raymond Chan, actuel député libéral de Richmond, d'être inquiet. Il sent que les militants chrétiens l'ont placé dans leur ligne de mire. L'été dernier, un millier de personnes ont manifesté contre le mariage gai dans sa circonscription.
La manifestation a été organisée par Defend Marriage- groupe qui a des liens étroits, selon lui, avec Focus on the Family.
Or, la communauté chinoise, dont une grande partie est de religion chrétienne, est sensible aux valeurs traditionnelles.
" En même temps, plusieurs membres de ma communauté appuient la charte des droits, parce qu'ils ont fui des pays qui ne respectaient pas les droits ", dit Raymond Chan. Traduction: le mariage gai, ça ne les enchante pas. Mais utiliser la disposition dérogatoire (la " clause nonobstant ") pour priver une minorité de ses droits, ça ne les emballe pas non plus.
Raymond Chan se sent un peu cerné. Les militants chrétiens achètent de pleines pages dans les journaux en langue chinoise. " Je me bats contre le courant ", dit-il, inquiet.
Jusqu'à maintenant, le discours des fondamentalistes chrétiens n'a encore jamais réussi à " prendre " dans les circonscriptions urbaines de la Colombie-Britannique.
Or, Richmond est à Vancouver un peu ce que Laval est à Montréal. La première banlieue. Une porte d'entrée vers la ville. Si Darrel Reid devait remporter cette bataille, il aurait réussi un coup double: percer à la fois le mur chinois et le mur urbain.
OBJECTIF FAMILLE
Focus on the Family a été fondé en 1977 par le prédicateur chrétien James Dobson. Son quartier général est établi à Colorado Springs, dans le Colorado.
La filiale canadienne est née en 1983. Son vice- président, Derek Rogusky, assure qu'à peine 5 % de son budget de 11 millions sont attribués au militantisme politique, dans des dossiers tels que le mariage gai, le droit à la fessée (que son groupe défend) ou l'abaissement de l'âge du consentement aux relations sexuelles (contre lequel il a protesté).
Pour le reste,Focus on the Family, achète du temps d'antenne pour diffuser les émissions radio de James Dobson au Canada, fait du counselling familial, distribue de la littérature chrétienne, etc.
Les enfants des extrémistes
Gruda, Agnès
Kim Bolan a suivi pendant 20 ans le dossier de l'attentat d'Air India. Son livre, Loss of Faith, raconte de manière vivante et très troublante l'histoire d'une faillite judiciaire.
Le jour de notre rencontre dans un café près du palais de justice de Vancouver, elle travaillait sur une histoire de gang indo-canadien. Vancouver est plongé dans une guerre de gangs qui a fait 60 morts en six ans.
Avant même de s'attabler, Kim Bolan me montre une brochure imprimée: c'est l'album des élèves de l'école Khalsa, institution fondée par le suspect no 1 de l'attentat d'Air India, Ripudaman Malik.
De beaux enfants dans leurs beaux costumes... mais attention, ces images datent de 1993. " Depuis, celui-ci a été assassiné; lui, là, il est en prison, et puis tiens, celui-ci est un meurtrier ", dit Kim Bolan en montrant les photos des élèves.
Ces enfants ont été instruits par des gens qui leur ont transmis un sentiment d'impunité, croit la journaliste. À Vancouver, le passé rejoint le présent.
PC
Le 23 juin dernier, Pramila Sasu, de Montréal, est allée se recueillir à Ahakista, en Irlande, sur les lieux de l'attentat qui lui a arraché son mari et deux enfants.
Le facteur Air India
Gruda, Agnès
Vancouver - Quelques jours avant le déclenchement des élections fédérales, l'ancien premier ministre ontarien Bob Rae a reçu le mandat de diriger une enquête sur l'attentat contre le vol 182 d'Air India. Pour les proches des victimes, le geste est bienvenu, mais il arrive beaucoup trop tard. Certains soupçonnent qu'il s'agit d'une manoeuvre électorale.
À l'origine il y avait Perviz, Sam et leurs deux enfants, Natasha et Eddie. Puis, il y a eut Perviz, Natasha et Eddie, mais plus de Sam.
Le 23 juin 1985, ce dernier devait rejoindre sa famille pour une fête familiale à Bombay. Mais c'était l'époque où un groupuscule d'extrémistes sikhs rêvait d'un État indépendant dans le Panjab.
La bombe placée dans l'avion d'Air India à bord duquel Sam Madon avait embarqué la veille, à Toronto, a explosé au petit matin, au large des côtes de l'Irlande. Comme les 330 autres passagers et membres d'équipage du vol 182 pour Bombay, Sam a plongé dans les eaux glaciales de l'Atlantique.
Perviz Madon n'oubliera jamais ce jour où des amis lui ont téléphoné pour lui apprendre la nouvelle de l'attentat. Mais au calendrier de l'horreur, cette journée se trouve tout à côté d'une autre date: le 16 mars 2005.
Ce jour là, un juge de la Colombie-Britannique a acquitté, pour manque de preuves, les deux hommes accusés de cet attentat, l'un des pires de l'histoire du terrorisme.
Perviz Madon, qui vit dans une maison à flanc de colline à Vancouver, affirme que ce 16 mars a été la pire journée de sa vie. " Je me pinçais en me demandant si j'avais rêvé. J'en ai eu la nausée ", confie-t-elle.
L'acquittement d'Ajaib Singh Bagri et de Ripudaman Singh Malik, deux extrémistes qui jouaient un rôle de premier plan dans la communauté sikhe de Vancouver, a été comme une poignée de sel jetée sur sa plaie toujours vive. L'aboutissement de 20 ans d'indifférence.
Erreur de condoléances
Le lendemain de l'attentat, le premier ministre Brian Mulroney avait offert ses condoléances à l'Inde. Vingt ans plus tard, Perviz Madon n'en revient toujours pas.
" Pourquoi compatir avec l'Inde alors qu'on venait de vivre un acte terroriste commis par des Canadiens contre des Canadiens? " se demande-t-elle. Car même si plusieurs d'entre eux étaient originaires de l'Inde, la majorité des passagers étaient soit citoyens canadiens, soit immigrants reçus au Canada.
Leurs familles ont réclamé une enquête publique. Mais le dossier, fermé après une première enquête infructueuse, n'a été rouvert qu'en 1993. Et il a fallu attendre encore 10 ans avant la tenue du procès.
Entre-temps, des preuves se sont volatilisées, deux témoins ont été assassinés, d'autres ont été réduits au silence par la peur. Selon une journaliste du Vancouver Sun, Kim Bolan, qui vient de publier un livre sur l'histoire d'Air India, et qui a elle même reçu de nombreuses menaces, le juge n'en a pas du tout tenu compte.
" Nous avons dû nous battre depuis le tout premier jour, constate amèrement Perviz Madon. C'est comme si aux yeux du gouvernement nous n'avions été qu'une poignée de visages à la peau brune... "
Selon Kim Bolan, les familles des victimes se sont heurtées à une double aliénation. Vue d'Ottawa, la tragédie d'Air India était une histoire indienne, mais aussi une histoire de la côte Ouest, loin, bien loin du coeur du pays.
Trop tard?
Quelques jours avant le déclenchement des élections, Ottawa a demandé à l'ancien premier ministre ontarien Bob Rae de diriger une enquête sur l'attentat d'Air India. La décision met une légère couche de baume sur le coeur des proches des victimes.
Mais le gouvernement libéral s'est-il dépêché d'annoncer l'enquête dans sa pluie de bonbons préélectoraux? Une analyste du Vancouver Sun, Barbara Yaffe, en est convaincue.
Les Indo-Pakistanais, dont une forte proportion vit dans Surrey, en banlieue de Vancouver, ont été très déçus par les 20 ans d'indifférence canadienne, dit-elle. Il y a dans Surrey deux ou trois circonscriptions très volatiles. Et Paul Martin a besoin de tous les votes. Chose certaine, l'enquête ne peut pas lui nuire...
Mais David Hayer, député de Surrey à la législature provinciale, ne croit pas que l'enquête influera sur le vote de ses électeurs. " L'attentat a été commis sous un gouvernement conservateur, le procès a eu lieu sous les libéraux, les gens dans ma communauté en veulent également aux deux partis ", dit-il.
M. Hayerest concerné personnellement par cette tragédie puisque son père, Tara Hayer, éditeur d'un journal communautaire à Vancouver, a été assassiné en 1998, après avoir accepté de témoigner pour la Couronne. Son meurtrier court toujours...
Perviz Madon, quant à elle, est perplexe. Comment se fait-il que tous les leaders politiques aient accouru, cette année, à la commémoration de l'attentat en Irlande alors que pas un seul ne s'y est pointé pendant les 19 années précédentes? Parce qu'il y avait des élections dans l'air?
Et puis elle ne se fait pas d'illusions. Enquête ou pas, l'attentat qui a tué son mari et brisé sa vie restera impuni. Pour elle, l'attentat d'Air India, c'est l'histoire d'un échec: celui du système judiciaire du pays où elle a choisi de vivre.