Des nouvelles du monde
Racisme par amalgame
Gruda, Agnès
Qu'y a-t-il en commun entre la tempête soulevée aux États-Unis par le projet de vente de six ports américains à une compagnie de Dubaï, aux Émirats arabes unis, et l'émoi causé en France par l'assassinat sauvage d'un jeune juif français, torturé à mort par un gang de banlieue?
En apparence, pas grand-chose. Dans le premier cas, il s'agit d'un de ces psychodrames qui éclatent de temps en temps à Washington et provoquent une collision frontale entre la Maison-Blanche et le Congrès. Dans le second, on est en présence d'un sordide fait divers qui a coûté la vie, dans des circonstances atroces, à un jeune homme sans histoire.
Deux affaires sans aucun lien entre elles, si ce n'est celui des relents de racisme qu'elles traînent, toutes deux, dans leur sillage.
Car Ilan Halimi, qui a été séquestré pendant trois semaines avant d'être abandonné quasi mort, près d'une gare de banlieue parisienne, était juif. Est-ce la raison pour laquelle il a été traité avec une cruauté sans nom? Non, a tranché d'emblée la police, écartant la thèse d'un acte antisémite. Sauf que, quelques jours plus tard, un des suspects du kidnapping a voulu expliquer les motifs de l'enlèvement en affirmant que "Ilan était juif, et un juif, c'est riche".
Pour le ministre français de l'Intérieur, Nicolas Sarkozy, il ne fallait pas sauter aux conclusions pour autant. "La vérité est que ces voyous ont d'abord agi pour des motifs crapuleux, l'argent, mais qu'ils avaient la conviction, entre guillemets, que les juifs ont de l'argent", a-t-il conclu.
Nicolas Sarkozy est allé jusqu'à baptiser d'un nouveau nom cet acte de banditisme conjuguant appât du gain aux préjugés sur la supposée fortune des juifs. Ce serait, selon lui, de "l'antisémitisme par amalgame".
Mais sa trouvaille sémantique, censée apaiser les choses, a eu l'effet contraire. Justement, le lien fait entre les juifs et l'argent constitue la pierre angulaire de l'antisémitisme moderne, ont fait valoir, indignés, plusieurs commentateurs. Dont Jacques Attali, auteur d'un essai sur les juifs et l'argent. "Il y a deux sources d'antisémitisme dans l'histoire, Dieu et l'argent. Dire que ce meurtre n'était pas de l'antisémitisme est une méconnaissance de l'histoire", a-t-il dit dans une interview à Libération.
Finalement, les juges d'instruction chargés du meurtre ont décidé de tenir compte de son caractère antisémite. Mais pas les policiers chargés de l'enquête. Le débat se poursuit.
De l'autre côté de l'Atlantique, la crise politique qui secoue Washington repose, elle aussi, sur un amalgame: celui qui transforme tout Arabe musulman en un présumé terroriste.
Peut-on présumer que la vente de six ports, dont celui de New York, à une société arabe, poserait un risque pour la société américaine? Ces accusations qui ont placé George W. Bush sur la défensive ont fait hurler les représentants des communautés musulmanes aux États-Unis.
"Quand des membres du Congrès se marchent littéralement dessus pour courir vers un microphone et crier les Arabes arrivent, on nage en plein sectarisme", a déploré James Zogby, président de l'Institut arabo-américain.
Sectarisme? Les éditorialistes de nombreux journaux ne vont pas aussi loin. Mais plusieurs évoquent les préjugés, voire le racisme. La compagnie qui tente de prendre le contrôle des six ports, Dubai Ports World, n'est pas une organisation terroriste, souligne le Christian Science Monitor. "Elle est basée dans un État musulman qui soutient les États-Unis. Si on refuse de faire affaire avec cette compagnie, cela signifie que l'on devrait cesser de commercer avec toute compagnie ou pays musulmans", ironise le journal.
"L'idée, évoquée par plusieurs membres du Congrès, que toutes les compagnies arabes devraient être exclues de telles transactions simplement parce qu'elles sont arabes a des relents de xénophobie", tranche le Boston Globe.
Islamophobie d'un côté, antisémitisme de l'autre. Ces événements qui ont fait beaucoup jaser des deux côtés de l'Atlantique sont tous deux révélateurs d'une même réalité: la montée du racisme dans le monde de l'après-11 septembre.
Remarquez qu'il ne s'agit pas de n'importe quels racismes. Au plus fort de la crise des caricatures, un journal iranien a voulu rendre la pareille au quotidien danois qui a publié des dessins jugés insultants pour l'islam. A-t-il organisé un concours de caricatures anti-danoises? Ou antiluthériennes, pour toucher au coeur les sensibilités religieuses des Danois?
Non, il a demandé aux dessinateurs du monde entier de lui envoyer des caricatures de juifs, qui n'avaient pourtant rien, mais alors rien à voir dans cette histoire. Amalgamez, amalgamez, il en restera toujours quelque chose...
agruda@lapresse.ca
Encadré(s) :
Coup d'oeil
13 février: Ilan Halimi est trouvé agonisant près d'une gare de banlieue française.
23 février: Youssouf Fofana, chef du "gang des Barbares" que l'on soupçonne du meurtre, est arrêté en Côte-d'Ivoire.