3.2 L'objectivité et la liberté de presse : des principes qui ne sont pas sans limites
Les principes d'objectivité et de liberté de presse, essentiels et incontestables dans un contexte démocratique, pourraient avoir des effets pervers difficiles à contrôler, selon certains auteurs. Ils comporteraient des dangers, ceux de s'en servir comme « paravents », de tout légitimer par ces principes, d'effleurer la réalité, d'enlever tout sens critique et, indirectement, de justifier l'ordre social et les rapports inégalitaires. De plus, Gusse (1991), Jacob (1991) et Beauchamp (1987) observent que la liberté de presse peut être quelque peu illusoire. Ils font remarquer l'étroite imbrication des intérêts politiques et économiques des propriétaires, des publicitaires, des gouvernants, bref, des élites dirigeantes, qui s'appuient mutuellement pour orienter l'opinion publique. Bien que plusieurs études européennes se soient attachées à montrer les liens entre les médias, l'entreprise et l'État, une seule étude québécoise, à notre connaissance, a approfondi de manière spécifique cette question (El Yamani, 1991).
Qu'est-il possible de dire ? Quelle est la « bonne » façon de traiter d'un sujet ? Avec la vague du Politically Correct qui viserait à « dicter des normes pour ne blesser personne » mais qui aurait pour effet de « déresponsabiliser tout le monde », selon El Yamani (1993 a : 3), il y aurait eu transformation des signifiants (affectant aussi les signifiés, évidemment) et un « jeu de cache-cache avec les mots » (ibid.). Ce courant, associé à un fort souci d'objectivité, affecterait la liberté d'expression des journalistes. Selon les auteurs cités, l'objectivité à tout prix viendrait limiter cette liberté en empêchant le journalisme critique et le journalisme d'enquête de s'épanouir. Les journalistes baigneraient dans un univers où il leur serait difficile d'exercer pleinement une liberté d'expression, notamment pour prendre le parti des défavorisés ou des victimes du racisme (Jacob, 1991 : 92).
Dans un rapport, le CCCI (1986 a) estime que le Conseil de presse devrait s'attaquer aux dossiers de racisme avec plus de « poigne » et être plus sévère à l'égard des propos ou des gestes racistes posés par les journalistes ou les médias (p. 9), et ce même si ses jugements n'ont aucune portée juridique. De son côté, le Conseil met en garde le public contre les dangers d'autocensure des médias, contre la déformation d'événements par « quelques philosophies ou courants d'idées » : les sujets d'intérêt public ne doivent pas être exclus de l'information sous prétexte qu'ils sont tabous (CCCI, 1986 b : 73).
3.3 Des objectifs commerciaux et des sources d'information porteurs de biais
L'importance des objectifs commerciaux, l'une des fonctions de la logique médiatique, jouerait dans la tendance des médias à rendre spectaculaires des événements parfois insignifiants. À ce propos, Préjean (1991) s'est interrogé sur la nature et le degré de couverture médiatique des tensions intercommunautaires et des événements liés à la délinquance parmi les communautés culturelles. L'auteur remarque d'abord que l'intérêt des médias a surtout consisté à faire état des situations qui sont potentiellement les plus spectaculaires, soit les cas de discrimination envers les membres des communautés culturelles, des actes de violence à caractère raciste et des activités criminelles par les membres des communautés culturelles. Préjean estime que l'influence possible du traitement médiatique sur l'étendue et le niveau des tensions intercommunautaires viendrait du fait qu'il présente un degré de réalité plus élevé. Il existerait une disproportion entre les cas médiatisés et leur fréquence réelle, ce qui contribuerait au développement d'un climat de peur et d'aversion face à « l'Autre ». La présentation d'événements serait souvent spectaculaire et incomplète, c'est-à-dire sans explication des causes. Les médias participeraient à l'édification d'un climat de tension et au développement d'un environnement fertile pour l'éruption de conflits.
De plus, les deux sources principales des nouvelles, les agences de presse internationales occidentales et Telbec7, réduiraient les événements extérieurs au minimum et les détacheraient de leurs fondements historiques, les rendant de ce fait d'autant plus lointains. La couverture s'effectuerait à partir d'une vision occidentale et aucune critique n'émergerait des médias québécois sur le point de vue adopté par les grandes agences. Comme le souligne Beauchamp (1987 : 35), « entre l'invitation d'un ministre ou d'une multinationale et celle d'un groupe populaire, la presse privilégiera évidemment, selon ses critères immuables, la première ». Beauchamp y voit le danger d'être informé non plus par les journalistes, mais par les experts en communication qui envoient leurs informations, souvent reprises telles quelles par les journalistes. Les « experts » auraient donc le beau rôle : celui de « définir l'actualité » et de « définir le consensus social », grâce justement à leur statut d'« expert » et à leur image d'objectivité.
3.4 Une sous-représentation des minorités visibles dans les médias
Lors d'une consultation publique organisée en 1987, le CCCI constatait l'existence d'un écart considérable entre la réalité pluraliste et l'image donnée par les médias, notamment en dehors de Montréal. Il faisait état de la sous-représentation des minorités dans la presse, la radio et la télévision. Les médias demeuraient, selon les répondants à cette consultation, blancs et monolithiques (p.
, surtout Radio-Canada, Radio-Québec et la presse francophone (p.
. Les personnes consultées réclamaient une place beaucoup plus grande dans les médias pour deux raisons majeures : parce que beaucoup d'enfants des minorités ethniques sont nés au Québec et n'auraient pas de modèles jugés importants pour leur image de soi et leur socialisation, et parce que les minorités jouent un rôle socio-économique et culturel considérable au Québec.
Plus récemment, dans une enquête menée auprès de dirigeants d'entreprises médiatiques québécoises, de responsables de la programmation, des ressources humaines et du marketing, le Centre de recherche-action sur les relations raciales a constaté une certaine évolution sur la question du racisme, dont l'existence serait de plus en plus reconnue dans le milieu des médias. Il estime toutefois qu'il y a une grande différente entre le discours et la pratique, car cette évolution se situerait d'abord et avant tout sur le plan de la prise de conscience générale du problème. L'application du grand virage médiatique tarderait à se faire et susciterait certaines craintes : au sein des médias, on se demande si les Québécois sont prêts, ouverts et accueillants concernant la diversité culturelle et ethnique ; on se demande aussi comment cette diversité reflète et doit refléter la culture québécoise.
Les répondants à notre enquête estiment que la sous-représentation est la dimension prédominante du racisme qui est soulevée actuellement par les médias québécois. La représentante de l'organisme Évaluation-Médias explique cette sous-représentation par le fait que les accents étrangers dérangent. Elle souligne également l'existence d'une division sexuelle et ethnique des émissions : les animateurs du matin (Morning-Men) sont masculins à quelques exceptions près, les émissions à caractère social sont animées par des femmes et certaines émissions de détente ou culturelles possèdent un membre d'une minorité. Cependant, un représentant du Conseil de presse affirme qu'il importe d'inscrire cette sous-représentation dans le contexte économique actuel de compressions budgétaires et de mises à pied dans les grands médias.
En ce qui concerne la télévision, les intervenants présents au colloque du CCCI (1987) et les répondants à notre enquête s'entendent pour estimer que la sous-représentation commence à être corrigée, notamment à Radio-Québec et à Radio-Canada, où les minorités sont de plus en plus présentes dans les téléromans, les émissions pour enfants et les émissions d'information, tant aux nouvelles nationales qu'internationales, et ce en raison de l'introduction d'un programme d'équité en matière d'emploi. À l'inverse, les chaînes privées sont très critiquées puisque les membres des minorités ethniques y sont absents ou n'y ont pas « fait long feu ». Les données d'Emploi et Immigration Canada (1992) sur la radio et la télévision montrent que les minorités visibles représentaient 4,04 % de l'effectif des médias en 1991 et que, sur l'ensemble des minorités visibles, 29,37 % (408 personnes au total) se concentraient durant cette même année dans les emplois de bureau et 23,47 % (326 personnes) dans la catégorie des employés semi-professionnels.