Des situations problématiques, porteuses de dérives
Outre les cas isolés de racisme, les principales analyses soulignent l'existence dans les médias de représentations négatives involontaires qui proviendraient des contradictions entre les objectifs commerciaux, les objectifs civiques et le souci d'objectivité. Sans constituer des effets du racisme, ces représentations pourraient être porteuses de dérives, sans qu'il soit possible de généraliser.
3.1 Des analyses de contenu qui font état de représentations négatives des minorités visibles, représentations involontaires mais pouvant renforcer des préjugés
En 1984, le rapport du Comité spécial sur les minorités visibles dans la société canadienne à la Chambre des communes faisait déjà le constat d'une couverture biaisée et déficiente :
« Les rares occasions où les journalistes font des reportages sur les minorités visibles semblent caractérisées par le sensationnalisme et l'exotisme. En négligeant et en exagérant tour à tour la présence des minorités, les médias créent une forte barrière psychologique entre elles et le reste de la société canadienne. » (P.107)
Ce constat rejoignait diverses réflexions internationales. Ainsi, Van Dijk (1988), dans son analyse de la couverture de presse de divers journaux et revues de plusieurs pays occidentaux, concluait à un traitement journalistique très négatif des membres des minorités ethniques et visibles :
« C'est précisément de cette façon que la presse et les médias définissent et légitiment le consensus ethnique ainsi que les idéologies qui le supportent et, par conséquent, jouent un rôle central dans la reproduction du racisme. Les médias ne jouent pas seulement un rôle actif dans la reproduction d'attitudes négatives envers les membres des communautés ethniques, ils reproduisent les attitudes de l'élite au pouvoir, produisent les conditions discursives et communicationnelles, cognitives et sociétales qui favorisent la reproduction du racisme. » (Ibid., 1988 : 212 et 260.)
Selon Van Dijk, les médias alimenteraient et perpétueraient les rapports de domination existants et la marginalisation des minorités dans la société d'accueil, sans être à l'origine même de ces rapports. Les minorités visibles seraient généralement présentées et perçues sous deux angles : soit comme des « cas » ou des problèmes pour la majorité, soit sous des aspects folkloriques (traditions, musique, cuisine) pouvant alimenter les préjugés et les stéréotypes.
Une étude de Touré sur le racisme dans la presse écrite et parlée de la région de Québec, qui date toutefois de 1985, avait mis à jour cette dimension problématique. Selon l'auteur, la discrimination (selon le terme qu'il utilise) était alors perceptible à plusieurs niveaux dans les médias qu'il a étudiés6. Touré signale particulièrement « la propension maladive à rendre événement tout fait (généralement négatif) dans lequel est impliqué un individu membre d'une communauté ethnique » (p.
.
Les sujets à caractère ethnique étaient souvent présentés en manchette, à la Une ou dans les trois premières pages, et en gros caractères d'imprimerie ; de plus, on mentionnait systématiquement l'origine ethnique ou des éléments de la vie privée des individus (nom, âge, adresse). Or, comme le reconnaît le journal La Presse (1993 : A5), le fait de mentionner la couleur de certains individus impliqués dans des affaires criminelles, sans que le motif soit clair (comme celui d'effectuer un portrait-robot) ou sans qu'il y ait « un rapport entre les événements rapportés et l'origine ethnique ou que celle-ci ait une incidence sur les événements », peut entretenir ou alimenter les préjugés raciaux. À l'opposé, les délits ou les crimes semblables commis par les membres de la majorité blanche se retrouvaient dans les faits divers, occupaient peu de place et provenaient des agences de presse, sauf dans le cas des journaux qui utilisent beaucoup les faits divers.
Malgré une évolution notable à cet égard, plusieurs analyses de contenu québécoises plus récentes estiment que la presse écrite et télévisuelle continue à fournir une perception à tendance raciste de l'immigration et des minorités « visibles » (Gusse, 1991 ; Stoiciu et Brosseau, 1989 ; El Yamani, 1993). Ainsi, selon El Yamani (1993 b ; 5), certains documents présentés par les médias ces dernières années, notamment le documentaire Disparaître, auraient attisé les peurs des Québécois à l'égard de l'immigration. L'auteur énumère quelques-unes de ces « peurs » : peur d'être envahis et de disparaître, peur des affrontements ethniques, peur de se faire voler « sa job » et peur de ne pas être en mesure d'intégrer les immigrants. Pour Berthelot (199 : 53), la publicité pourrait jouer un rôle similaire, telle cette publicité de la station de radio CJMS parue dans La Presse et dans Le Journal de Montréal qui titrait : « Êtes-vous vraiment en danger dans le métro ? », appuyée par une photo montrant des personnes des minorités visibles, suggérant indirectement que le danger venait d'elles.
De son côté, Gusse (1991) a analysé en profondeur 855 articles de La Presse et du Devoir traitant du racisme ou des réfugiés. L'auteur suggère fortement l'hypothèse d'une contribution de ces quotidiens à la reproduction du racisme et des rapports de domination dans la société québécoise, et ce de plusieurs façons (Gusse, 1991 : 34-35) :
* Les médias ignoreraient l'apport historique des immigrants au développement de la société québécoise, même lorsqu'ils en font mention pour la communauté d'accueil.
* Ils ne traiteraient pas du racisme en tant que phénomène structurel et institutionnalisé. Le racisme serait localisé, circonscrit et le fait d'une seule personne ou d'une seule institution, la police en général.
* Ils associeraient les immigrants aux problèmes sociaux, soit comme causes ou comme victimes, et diffuseraient des représentations négatives. Les personnes issues de l'immigration ne seraient donc pas présentées ou perçues comme des participants à part entière dans la société. Les médias contribueraient ainsi à créer un « complexe de l'immigration » au Québec.
* Ils favoriseraient la parole d'acteurs sociaux au pouvoir et diffuseraient une information qui, d'une part, légitime les rapports de domination existants et, d'autre part, entraîne la formation d'un consensus social d'hostilité articulé sur l'exclusion et la marginalisation des minorités ethniques.
Dans son analyse du traitement du racisme, Gusse (1991) dégage que, dans 47 % des cas, « le racisme est associé à des événements impliquant de la brutalité policière » (p. 73). Ensuite, elle remarque que les victimes du racisme n'ont pas ou peu la parole (6 %) et que la priorité est accordée, entre autres, aux institutions ou aux individus accusés de racisme (26 %), aux groupes qui œuvrent à la défense des droits des victimes (24 %) ou à des témoignages de policiers lors des comptes rendus de certains procès (17 %). Gusse fait également ressortir cinq éléments fondamentaux sur la façon dont est présenté le racisme comme phénomène (p. 76-77) :
* Il s'agit de cas isolés et déviants qui mettraient en scène des individus particuliers. La société n'est pas raciste et ne tolère pas le racisme (p. 76). Celui-ci serait principalement présent dans les cas de brutalité policière et dans ceux relevant de phénomènes associés au nazisme ou à la domination coloniale, donc à la violence des forces de l'ordre (Balibar, 1989).
* La réflexion sur le racisme faite par les principaux organismes de défense des droits de l'homme ne serait jamais explicitée par les médias, qui préféreraient montrer ces organismes seulement lorsqu'ils crient, dénoncent, revendiquent, manifestent.
* Les victimes seraient quasi absentes.
* Les médias s'interrogeraient rarement sur l'origine ou les causes du phénomène. Ils ne se demanderaient pas, par exemple, pourquoi la police leur paraît raciste.
* La police serait un bouc émissaire permettant aux autres institutions sociales d'être dissociées du phénomène, ce qui permettrait également d'entretenir la perception d'un racisme circonscrit et inexistant ailleurs. Cette concentration des médias sur la seule brutalité policière cacherait et occulterait en fait la montée de la xénophobie à l'égard des immigrés dans les pays occidentaux.
* Dans le même sens, Stoiciu et Brosseau (1989), dans leur analyse de contenu des quotidiens de Montréal et de Toronto, estiment que les journaux couvrent la réalité ethnoculturelle en étiquetant la différence, par des titres d'articles à connotations ethniques, par exemple. Les auteurs remarquent que la discrimination subie apparaît généralement comme un produit des comportements individuels et non des institutions. Selon ces auteurs, les représentations négatives, générées involontairement par les médias, seraient suscitées en partie par deux facteurs : d'abord des effets pervers issus du principe d'objectivité des médias ; ensuite, des objectifs commerciaux et de la dépendance des médias à l'égard d'autres acteurs.