Politique Nationale/Internationale
Hugo Chávez - Les causes précèdent toujours les conséquences
Il est rare que la docte Assemblée générale des Nations unies éclate de rire. Mais Hugo Chávez réchaufferait une morgue, tout le monde le sait. Il faut préciser que la veille de ce jour mémorable du 19 septembre 2006, George W. Bush occupait la place du président vénézuélien devant ce gratin de la gouvernance (ou de l'ingouvernabilité) mondiale (chacun choisira sa version). Vingt-quatre heures ont passé. Chávez contemple l'assistance, prêt à se lancer avec délectation dans la bagarre. Et donc, il s'y lance, c'est son style à lui. « Hier le Diable est venu ici, dans ce même endroit. Ça sent encore le souffre sur ce pupitre d'où je parle maintenant », jette-t-il en se signant, puis en joignant les mains en signe de prière, levant les yeux au ciel pour en appeler à Dieu. D'où les rires, les applaudissements (et quelques grincements de dents). « Hier, Mesdames, Messieurs, depuis cette même tribune, Monsieur le président des États-Unis, que j'appelle le Diable, est venu, parlant comme s'il était le propriétaire du monde, le porte-parole de l'impérialisme venu délivrer son message de domination et d'exploitation. »
par Maurice Lemoine
Hugo Chávez - Les causes précèdent toujours les conséquences
Évidemment, comme toujours, Chávez a agacé. Dans les jours qui suivront, on verra fleurir les commentaires sur son « anti-impérialisme histrionique », son « narcissisme léninisme », ses « gesticulations intercontinentales », etcetera, etcetera. Même ceux qui ne lui sont pas fondamentalement hostiles hocheront la tête, mi-amusés, mi-affligés. D’une façon générale, ce qui lui porte tort, c’est qu’il parle trop. Interrogé quelques jours plus tard par Time Magazine sur son discours au vitriol, le président vénézuélien s’en expliquera, posément cette fois : « Je n’attaque pas le président Bush. Simplement, je contre-attaque. Bush a attaqué le monde, et pas seulement avec des paroles. Avec des bombes ! Quand je prononce ces mots, je crois que je parle pour beaucoup de gens. Eux aussi croient le moment venu de stopper la menace de l’Empire US, qui utilise les Nations unies pour justifier ses agressions contre la moitié de la planète. »
Qu’on aime ou non Chávez, la thèse se défend. Évidemment, pas partout. Pour ses opposants, à Caracas, c’est tellement nul que c’en est comique (une fois de plus !). Mais eux n’ont pas envie de rire : le pays sombre dans l’anarchie et le président voyage beaucoup. Sans parler de ce qu’ils dénoncent depuis maintenant huit années : il menace la démocratie, gère mal l’économie du pays, dilapide l’argent du pétrole, provoque l’instabilité régionale.
Sur un point au moins, Chávez ne peut pas nier. Il ne laisse pas souvent l’avion présidentiel rouiller dans un hangar. En 2005, il a voyagé en Europe, on l’a même aperçu à Paris, chez Dominique de Villepin. À la fin juillet 2006, il a visité la Russie, la Biélorussie, le Qatar, l’Iran et le Vietnam. En août, il était en Chine, en Malaisie et en Angola. En Algérie, on ne sait plus quand, mais il y est allé. De même qu’au Mali et au Bénin. Sans parler, bien sûr, de tous ses séjours à Cuba... Chávez objecte qu’il ne court pas la planète pour le plaisir de vagabonder. Ces derniers temps, il cherche à faire en sorte que le Venezuela, en représentation de l’Amérique latine, occupe un siège de membre non permanent au Conseil de sécurité de l’ONU en 2007 et 2008. Dans une période où le président George W. Bush passe son temps à mener des « guerres justes » au nom de sa nation et de la démocratie, la démarche n’est pas forcément inutile. Mais, pour ce faire, il faut au Venezuela des alliés car Washington lui oppose le Guatemala [1].
Washington, faut-il le préciser, n’aime pas Chávez. Assis sur son pétrole et sa « révolution bolivarienne », il veut passionnément instaurer un pouvoir fort et fier défiant le néolibéralisme et les États-Unis. Le 18 août 2006, John Negroponte, directeur de la communauté du renseignement américain, a annoncé la création d’une nouvelle mission spéciale de la Central Intelligence Agency (CIA) pour superviser les activités de cette dernière au Venezuela (et à Cuba).
Comme directeur exécutif de cette nouvelle division, il a désigné un vétéran de l’Agence, J. Patrick Maher. Celui-ci devra faire en sorte que les décideurs politiques puissent disposer d’une panoplie complète de renseignements récents et efficaces sur lesquels ils pourront s’appuyer pour prendre leurs décisions. Quelles décisions, on l’ignore, mais, connaissant l’Amérique latine, du Chili au Nicaragua, on peut plus ou moins deviner. La stratégie implique en tout cas un accroissement des agents de la CIA sur le terrain.
Par rapport à ce type d’annonce, Chávez et les siens professent une théorie qui peut plus ou moins s’exprimer ainsi : l’idée selon laquelle la brute ne va pas venir s’en prendre à toi si tu baisses humblement la tête lorsqu’elle s’approche est complètement fausse, comme le savent tous les gamins dans les cours de récréation.
Les causes précèdent toujours les conséquences. Hugo Rafael Chávez Frías est devenu « Chávez » parce que, dans un Venezuela cinquième producteur mondial de pétrole, il a été un gosse si pauvre que ses parents durent l’envoyer vivre chez sa grand-mère. En ce temps-là - dans les années 1960, puis 1970 -, le pays vivait sous la coupe d’une classe politique corrompue jusqu’à la moelle, adepte de la kleptocratie. L’instinct de possession était fort chez ses membres et leurs affidés, le monde leur avait apporté richesse et succès, ils voulaient le garder en l’état. Un Venezuela transformé en méga centre commercial de produits importés pour une minorité.
Le jeune Hugo devint militaire en 1971 (nul n’est parfait). Encore que l’Amérique latine ait croisé, au long de son histoire tumultueuse, un certain nombre d’officiers progressistes : l’équatorien José Torres, le péruvien Velasco Alvarado, le panaméen Omar Torrijos, pour ne citer qu’eux. L’Europe elle-même n’étant pas en reste avec, par exemple, au Portugal, ceux qui menèrent la « révolution des œillets ». Comme quoi les idées toutes faites méritent à l’occasion d’être interrogées (même si une exception demeure une exception). D’autant que Chávez n’a pas pour modèles le chilien Augusto Pinochet, le paraguayen Gustavo Stroessner ou le nicaraguayen Anastasio Somoza, tous dictateurs de haute volée, mais trois Vénézuéliens dignes d’intérêt : Simón Bolivar (le libertador), Simón Rodríguez (le précepteur du premier), et Ezequiel Zamora (le général du peuple souverain), dont le mot d’ordre demeure d’actualité : « Terres et hommes libres, élection populaire, horreur de l’oligarchie. » Il s’agit là d’un bref rappel, tout cela est largement documenté.
Avec de pareils inspirateurs, qui pourrait s’étonner que, le 17 décembre 1982, en compagnie de trois autres officiers révolutionnaires, le jeune capitaine ait fait un serment, répétant les paroles de Bolivar, à Rome, en 1805 : « Je jure devant vous, je jure par le Dieu de mes pères, que je ne laisserai aucun repos à mon bras ni repos à mon âme jusqu’à voir rompues les chaînes qui nous oppriment. » Regard sombre, optimisme obstiné, grande confiance en soi, ardeur passionnée à vous convaincre : Chávez fait rapidement des émules. À tous les échelons, de nombreux militaires de carrière n’ont pour la IVe République que colère et mépris.
Les causes précèdent toujours les conséquences. On reproche beaucoup à Chávez d’avoir, en 1992, mené une tentative de coup d’État. L’image d’officier putschiste lui colle encore à la peau. On évoque moins la tragédie du « caracazo » survenue trois années auparavant. Tous de mèche, le président Carlos Andrés Pérez, les vagabonds du gouvernement et le Fonds monétaire international imposent alors au pays un dévastateur ajustement structurel. Frappée au cœur et à l’estomac, la population de Caracas se révolte, le 27 février 1989. Violence, incendies, mises à sac, la faim justifie les moyens. En réponse, la démocratie crache le feu. Oh, elle ne voulait tuer personne, uniquement semer la terreur. Résultat : plus ou moins trois mille morts ! Le pourcentage des Vénézuéliens vivant dans la pauvreté va bondir de 43,90 % à 66,50 % en un an. Mais toute action implique une réaction comme toute dictature, quelle que soit sa forme, matérialise une opposition. Déchiré, Chávez a grondé, au moment du « caracazo » : « Les armes des soldats, les tanks des soldats, les avions des soldats, de terre, d’air ou de mer, jamais, jamais plus sur cette terre de Bolivar ne doivent viser, comme en ce jour maudit ils l’ont fait, la poitrine douloureuse du peuple. Jamais ! Nunca jamás, hermanos. Jamais plus ! » Alors oui, le 4 février 1992, alors que - tout un symbole - le président Carlos Andrés Pérez rentre du Forum de Davos, le lieutenant-colonel de parachutistes Hugo Chávez, à la tête de militaires qui entendent épouser la cause populaire, tente de le renverser. Que ceux qui veulent lui jeter la première pierre la jettent. Le peuple vénézuélien ne l’a pas fait.
Ven 19 Jan - 21:07 par Tite Prout