A l’OMC, toujours pas d’accord sur les médicaments
(23 décembre 2002)
Doha, novembre 2001 : les discussions de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) menacent d’achopper sur la question de l’accès aux médicaments génériques. Emmenés notamment par le Brésil, les pays pauvres refusent un compromis qui ne comporterait pas un volet leur permettant de procurer à leurs populations des traitements antisida. La conférence est sauvée par l’Union européenne (UE), qui obtient des Etats-Unis la promesse que ce point sera réglé avant la fin 2002. La presse s’extasie : la mondialisation ? - ça marche !
Depuis cette date, cinq millions de personnes ont contracté le virus du sida (VIH) ; environ un million d’entre elles étaient des enfants de moins de 15 ans. Le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, monté par l’ONU, n’a réuni qu’un dixième des sommes nécessaires, et se trouve au bord de la cessation de paiement (1). Et la promesse de Doha vient de voler en éclats. Vendredi 20 décembre, à Genève, les ambassadeurs réunis pour donner une réponse formelle à la question des génériques ne sont pas parvenus à s’entendre.
Tout juste nommé représentant au commerce par M. George W. Bush, en mars 2001, M. Robert Zoellick avait suggéré que la position des Etats-Unis serait plus flexible que celle de l’administration précédente : « Qu’il s’agisse du travail des enfants, du travail forcé ou du VIH/sida, nos compatriotes doivent se confronter à ces sujets. Et, franchement, les compagnies pharmaceutiques devraient le faire aussi. Sans quoi l’hostilité que cela engendre mettra en péril l’ensemble du système de la propriété intellectuelle. » Vendredi 20 décembre, l’ordre de rompre les négociations est venu, d’après le Guardian de Londres, directement du vice-président Richard Cheney, soumis à un intense lobbying des compagnies pharmaceutiques qui - est-ce un hasard ? - figurent parmi les principaux financiers des récentes campagnes électorales républicaines.
A Genève, « 143 pays sur 144 avaient atteint un consensus », se lamente le négociateur brésilien Antonio de Aguiar Patriota. Un consensus considéré comme inacceptable à la fois par les associations qui, depuis 1999, alertent l’opinion publique et mobilisent pour l’accès aux traitements dans les pays pauvres, et estiment trop contraignantes les conditions mises à l’exportation de génériques, et par les Etats-Unis, pour des raisons opposées. La quasi-totalité des brevets pharmaceutiques sont contrôlés par des firmes installées aux Etats-Unis, au Canada, dans l’Union européenne, en Suisse et au Japon. Ce sont aussi les principaux marchés pour les médicaments. Au final, le système fonctionne à merveille pour ces industries, qui d’année en année engrangent des profits gigantesques. Vertige impérial : la crainte qu’elles affichent est de voir apparaître, au Brésil et en Inde, de nouveaux industriels qui « profiteraient » de la situation pour gagner des marchés !
Le point de rupture, cette fois-ci, aura porté sur l’étendue( « scope » )de l’accord : impossible, pour l’industrie, d’accepter que les pays définissent eux-mêmes leurs besoins sanitaires. L’offre américaine concernait exclusivement le sida, la tuberculose et le paludisme, plus une liste limitative de maladies tropicales (dont l’ebola, maladie pour laquelle... il n’existe aucun traitement). Oublié, le fait que les Etats-Unis avaient menacé de suspendre le brevet de Bayer sur la ciprofloxacine, en octobre 2001, pour faire face à une attaque biologique à l’anthrax, la maladie du charbon (5 morts).
Faut-il regretter l’échec du 20 décembre ? Pour l’ONG britannique Oxfam, les pays riches « portent la responsabilité de l’échec. (...) Ils ont placé sur les pays en développement une pression politique énorme pour leur faire céder du terrain et pour qu’ils prolongent les négociations à l’OMC aussi longtemps que possible, afin d’affaiblir leur résolution. (...) Quant aux propositions faites par l’Union européenne - qui se présente comme l’intermédiaire dans cette négociation -, elles furent constamment inacceptables. Pis, l’UE s’est alignée sur les Etats-Unis à propos de l’étendue de l’accord (2). »
Médecins sans frontières (MSF) estime qu’il est maintenant « temps de rechercher des solutions en dehors de l’OMC. S’il existait la moindre flexibilité, les Etats-Unis en auraient déjà fait part. Cet épisode ne représente pas l’échec des pourparlers de Genève, mais de deux ans de négociations (3) ». Pour MSF, les pays doivent désormais autoriser, de manière unilatérale, leurs fabricants de génériques à exporter vers les pays qui ont besoin de médicaments à bas prix et qui, bien souvent, ne disposent pas d’une industrie pharmaceutique locale.
Pour Celine Charveriat, de l’organisation Oxfam, « les gouvernements des pays riches qui choisissent de complaire aux lobbies les plus puissants sapent l’OMC de manière beaucoup plus efficace que tous les manifestants ». Les Etats-Unis soulignent déjà que la proposition de consensus allait ouvrir la porte à la copie de tous les médicaments, « y compris du Viagra » ; ils martèleront sans doute, dans les semaines à venir, ce slogan à destination des journalistes. Leur offre, toutefois, n’incluait pas non plus les médicaments nécessaires contre des maladies courantes telles que l’asthme, le cancer, le diabète ou les maladies cardio-vasculaires - dont les prix pèsent sur les systèmes de santé. « George W. Bush et Robert Zoellick veulent-ils nous convaincre que les traitements que leurs enfants reçoivent sont hors-limite pour les enfants des pays pauvres ?, s’indigne le Consumer Project on Technology, un des moteurs de la campagne pour les médicaments génériques. Ils ne pourront pas gagner avec cet argument (4). »
La dette, le délabrement et la privatisation des services de santé, le prix des soins sont les principaux obstacles à une politique de santé publique mondiale à la hauteur de l’urgence. Une politique sans laquelle, selon toutes les projections - notamment celles effectuées par les propres services de renseignements des Etats-Unis (5) -, la vague de sida emportera la vie de plusieurs dizaines de millions de personnes d’ici 2010, ne connaîtra pas de reflux avant 2050, et pourrait déstabiliser des pays comme l’Afrique du Sud, l’Inde ou la Chine.
PHILIPPE RIVIÈRE.