Libre opinion: Kagan n'est pas un obscur Américain
Charles Farah
Ottawa
Édition du vendredi 4 avril 2003
Réplique à Christian Rioux - Christian Rioux, dans son article publié le 28 mars, intitulé «Attention aux cactus», livre ses réflexions sur un essai américain, La Puissance et la Faiblesse. Il est surprenant de lire que M. Rioux croit que son auteur est «un obscur Américain». Même si Kagan n'est pas connu du public, il est collaborateur au Washington Post. C'est aussi un membre éminent d'un groupe influent de superfaucons américains qui dictent la politique étrangère des États-Unis depuis les attaques terroristes du 11 septembre 2001.
Parmi les membres les plus en vue des néoconservateurs, on notera Paul Wolfowitz, numéro deux du Pentagone. Certains membres de ce centre d'influence sont William Kristol, éditeur d'un journal de la chaîne Murdoch, Norman Podhoretz, ex-éditeur de l'important magazine Commentary, Elliot Abrams, nommé par le président Bush au Conseil national de sécurité, Richard Perle, membre du Defense Policy Board, comité qui conseille le Pentagone, et Douglas Feith, haut fonctionnaire du Pentagone.
Une association intime a été établie avec des membres de la droite du Parti républicain occupant des postes de commande tels le vice-président Richard Cheney et le numéro un du Pentagone, Donald Rumsfeld.
En livrant ses réflexions, M. Rioux ajoute candidement : «Je ne sais pas comment Kagan a fait pour avoir la prémonition de cette guerre.» Le but recherché de la politique américaine depuis la chute de l'Union soviétique est la suprématie mondiale des États-Unis sur la planète. Au Proche-Orient, elle est articulée par une étroite alliance stratégique avec Israël. Les néoconservateurs s'agitent pour continuer la guerre du golfe Persique de 1991 afin d'abattre le gênant régime irakien de Saddam Hussein. Kagan et compagnie ont eu plus qu'une «prémonition de cette guerre» contre l'Irak, ils l'ont «vendue» habilement de longue date aux centres décisionnels.
Récemment, un haut responsable américain a commis un lapsus linguae en affirmant que la campagne a été planifiée il y a plus d'un an. Mais l'idée même de cette invasion remonte aux années 90, conséquence de l'avènement de la seule hyperpuissance mondiale à la suite de la décomposition de l'URSS.
Ensuite, Christian Rioux prend la position européenne sur la question irakienne pour de «l'angélisme». On est en droit de se demander s'il se rappelle que l'Europe a été mise à feu et à sang lors de deux grandes guerres dévastatrices au siècle dernier. En 1914-18, la France a été saignée à blanc pour arrêter l'offensive allemande du kaiser et a subi une hécatombe avec la perte de 1,5 million de jeunes Français sur les champs de bataille, Verdun, Somme et autres. Les Allemands, les Britanniques et les Russes ont subi des pertes effroyables.
Cette boucherie européenne s'est poursuivie avec encore plus d'acharnement durant les six années de la Deuxième Guerre mondiale, de 1939 à 1945, conflit qui a englouti presque toute l'Europe, causant la mort de dizaines de millions de civils et de soldats ainsi que de vastes destructions de l'infrastructure industrielle. L'ex-URSS, qui a subi des pertes de 17 millions de morts, dont dix millions de civils, a subi l'agression allemande en 1941 et, au bout de furieuses batailles, elle a défait la Wehrmacht sur le front est, ce qui a facilité le débarquement en Normandie en 1944.
À deux reprises, les États-Unis ne se sont joints aux côtés des Alliés que tardivement, la première fois en avril 1917, la deuxième fois en décembre 1941, à la suite de l'agression japonaise à Pearl Harbor. Au début de son engagement, les États-Unis se sont employés à combattre le Japon, et ce n'est qu'en juillet 1943 que les G.I's ont débarqué en Europe pour capturer la Sicile. Cependant, il faut reconnaître le rôle primordial américain sur le plan financier et surtout en tant que fabricant d'armes en quantités phénoménales, tanks, avions et bateaux, qui ont servi à obtenir la victoire en Europe.
Contrairement à l'Europe ruinée, les États-Unis sont sortis indemnes du carnage, ne subissant aucune destruction sur leur territoire et des pertes minimes en vies humaines comparativement à celles des Européens, dans une proportion de 1 à 90.
C'est dans ce passé sanglant et destructeur qu'il faut comprendre la soif de paix des Européens et leur volonté centrée sur la construction d'une Europe unie et solidaire. Le refus de se lancer dans une campagne néocoloniale en Irak, à la remorque des États-Unis, est le résultat de la conclusion bien réfléchie selon laquelle l'Irak ne leur pose pas de danger. Selon leur point de vue, la guerre américaine n'a pas été déclenchée pour protéger l'Europe mais pour réaliser des objectifs prétendument à l'avantage des États-Unis et qui ont été déterminés en coulisses par les néoconservateurs et leurs alliés.
Comme il se doit, le livre de Kagan est nettement pro-néoconservateur, comme les États-Unis d'aujourd'hui. Mais les États-Unis auront-ils les moyens humains, financiers et économiques nécessaires pour poursuivre à long terme une politique de suprématie tous azimuts ?
Libre opinion: Le spectre d'Hitler
Thierry Hentsch
Professeur de science politique, UQAM
Édition du mardi 1er avril 2003
À lire le texte d'Élie Wiesel et la lettre que lui adresse Georges Leroux, je crains que le destinataire ne soit pas en état d'accueillir la générosité de cette réponse. On ne devrait d'ailleurs jamais attribuer de prix Nobel de la paix que post mortem. Mais surtout je constate une fois de plus que l'ombre d'Hitler n'a pas fini de servir. C'est son triomphe posthume à lui, Hitler. Et ce triomphe m'inquiète davantage que le niveau intellectuel des arguments de Wiesel.
Plus nous nous éloignons de la Deuxième Guerre mondiale, plus il devient évident qu'Hitler a été hissé au rang du mal absolu. Il est le modèle de toutes les tyrannies, le parangon de l'Ennemi, l'épouvantail préféré de la bonne conscience occidentale. Il aura finalement contribué malgré lui à enfoncer dans les coeurs et les esprits la toute puissance de l'ordre contre lequel l'Allemagne nazie a fini par s'effondrer.
Quoi qu'on pense de l'équation personnelle d'Hitler, il ne faut pas perdre de vue que l'idéologie nazie ne s'est jamais réduite à sa personne et qu'elle a réussi à séduire un penseur aussi considérable que Heidegger. Si l'adhésion -- jamais démentie -- du philosophe au nazisme ne cesse de nous troubler, c'est qu'elle indique à notre corps défendant ce qui demeure non analysé du nazisme dans la pensée occidentale.
Cette lacune n'est pas fortuite. Le nazisme (en dépit de son aspect brouillon) est une pensée de l'Occident. Le nazisme pense l'Occident (Abendland) comme authentiquement sien face à une version abâtardie de la civilisation que, par contraste, il nomme westlich, c'est-à-dire de l'Ouest. Le nazisme ne se prétend pas arien pour rien. La filiation arienne qu'il revendique situe l'Allemagne (en accord avec la vision hégélienne de l'histoire) comme la véritable et seule digne héritière de la culture grecque antique. Au vu de quoi le monde anglo-saxon, américain plus particulièrement, a complètement basculé dans le règne de la marchandise. Ce qui lui reste d'héroïsme s'exprime dans le western -- un terme qui prend ici toute sa saveur.
La victoire alliée, en 1945, constitue dans cette optique la victoire de la logique marchande, libérale, sur l'héroïsme arien et met apparemment fin à la division interne qui sépare l'Occident de l'Ouest. Plus exactement, le second a phagocyté le premier. Dès lors, quel que soit le nom qu'on lui donne, l'Occident, l'Ouest, domine sans partage. Du moins dans ce qui constitue alors ce qu'il considère comme sa zone géopolitique.
À l'Est, l'ex-allié soviétique et ses satellites font tache, que quarante-cinq ans de guerre froide et d'ineptie bureaucratique finiront par résorber. Or jamais les références à Hitler ne se sont faites aussi insistantes que depuis cette résorption. Comme s'il fallait lester le nouvel ennemi -- l'islamisme, l'islam ? -- de son pesant d'épouvante. Le spectre d'Hitler vient prêter main-forte aux «Alliés» pour conférer à l'autre le supplément maléfique qui lui fait défaut. Or c'est au coeur même de l'Occident que les puissances anglo-saxonnes vont ainsi inconsciemment pêcher l'ennemi intime (das Unheimliche freudien) grâce auquel elles entendent donner consistance à l'adversaire.
Cet usage d'Hitler n'est possible que parce que nous avons expulsé le nazisme et ses conséquences de notre conscience.
La victoire du «bien» contre le «mal» -- image d'Épinal des deux guerres mondiales -- épargne au camp du bien d'avoir à s'interroger sur ce qui le rend si bon, si juste. La lutte contre le mal suffit à bien qualifier ceux qui disent la mener. Il ne viendrait à l'idée d'aucun bien-pensant de considérer que la deuxième guerre mondiale puisse avoir été l'affrontement de deux maux, même inégaux en nocivité.
La victoire alliée n'est celle du bien qu'au prix d'une simplification redoutable qui exclut implicitement l'hypothèse que cette victoire soit celle du moindre mal et qui dispense les vainqueurs de réfléchir à la part qu'ils ont jouée dans le mal qu'ils disent avoir combattu. La lutte victorieuse contre le totalitarisme hitlérien n'a donné lieu, chez les classes dirigeantes, à aucune interrogation en profondeur sur la civilisation occidentale, pour laquelle l'existence même des camps nazis représentait pourtant une défaite d'une gravité indicible. Et, de fait, aucun homme politique, que je sache, n'a réussi à le dire.
On s'est contenté, après 1945, de laisser cet abîme aux Allemands, tout en se hâtant d'intégrer l'Allemagne de l'Ouest au «monde libre» dans la lutte que ce monde menait désormais contre le nouvel ennemi soviétique, occupant illégitime de l'autre monde. Il semble que par cette ré-union, l'Occident acceptait implicitement de considérer la Shoah comme faisant partie de sa propre histoire et s'interdisait de la rejeter comme une aberration étrangère à sa civilisation. Mais c'est la thèse de l'aberration qui l'a emportée. Thèse au triomphe de laquelle le clivage Est/Ouest s'est révélé fort utile : il a puissamment servi, entre autres usages, à occulter la signification, pour l'Occident, des camps de la mort.
Hitler éliminé, Staline et ses successeurs ont pu réoccuper toute la place dévolue au démon.
Du temps de la guerre froide la domination des puissances occidentales était déjà écrasante. L'effondrement de l'empire soviétique n'a fait que révéler dans toute sa force l'hégémonie de l'idéologie marchande, tout en la laissant dangereusement seule avec elle-même. Cette hégémonie a en effet besoin d'un simulacre d'opposition pour durer.
Le camp du bien, aujourd'hui comme hier, ne serait plus le camp du bien s'il n'y avait pas face à lui le camp du mal. Et comme ce camp est faible, il faut à la fois lui conférer une ubiquité insaisissable, le terrorisme, et une cible, une identité précises, aujourd'hui Saddam Hussein, demain un autre. Le problème est que depuis longtemps Saddam ne fait plus peur à personne hors de son propre pays. Il faut donc élever ce triste sire à la puissance hitlérienne en lui prêtant ce que notre civilisation a produit de plus terrifiant. Si Élie Wiesel était disposé à envisager un instant l'hypothèse selon laquelle, en voulant éliminer Saddam, Bush lutte, au moins partiellement, contre son ombre -- son ombre à lui, Bush -- un début de dialogue pourrait s'engager.
Libre opinion: Quelle hypocrisie!
Isabelle Gélinas
Bachelière en droit
Mer 30 Aoû - 1:37 par mihou