Libre, si difficilement libre
Sophie Fontanel* *.
Célibataire. Rien que le mot. Je vais vous dire à quoi je pense quand j'entends ce mot : je pense à ces prospectus pour un club de rencontres que des jeunes gens peut-être pas célibataires collent régulièrement sous mes essuie-glace. Dessus, on peut lire : « Vive les célibataires ! » Et ça me fait toujours un peu de peine, ce ton enjoué du marketing pour positiver la solitude. Tout en proposant quand même d'y mettre fin, à cette solitude, mine de rien. Parce qu'il ne faut pas déconner, non plus. Je pense à plein d'autres mots qui me définissent en tant qu'être humain dans notre beau monde, et qui ne me plaisent pas davantage. Moi qui vous parle, par exemple, je n'ai pas d'enfant, eh bien je suis une « nullipare ». Les jours pas gais, je trouve que c'est assez bien dit, il faudrait voir ça avec un lacanien. Il y a des jours où vraiment je ne me sens nulle part. Mais les jours joyeux, je me sens au contraire complètement présente au monde, et ce mot me révolte, je le trouve d'un grotesque et d'un racisme insoutenables. Je pense à cette amie qui souffrait mille morts parce qu'elle divorçait, et qui me disait, à moi la célibataire justement, que ça la « faisait bien flipper l'idée de se retrouver seule comme toutes ces connes ». Je pense que la chanteuse Barbara était célibataire, mais que personne, jamais, ne songerait à la définir de cette manière. On sait bien que ce serait réducteur et stérile, vu la grande, grande dame que c'était, et quelle femme ! Je pense que Marguerite Duras ne disait pas « célibataire », elle disait « seule », et on entendait « libre », si difficilement libre. Je pense à tout ce que Virginia Woolf aurait donné, à certains moments, pour être célibataire, et combien son époque ne le permettait pas. Je pense au fait que Charles Aznavour n'a pas été souvent célibataire, et pourtant toutes ses chansons parlent d'à quel point il ne retrouvera jamais l'amour perdu. Donc je me demande à quel moment il a trouvé le temps de vivre ce qu'endurent bon nombre de célibataires. Je pense aux hommes célibataires que je trouve toujours pathétiques et, au fond, si je suis honnête, louches. Alors que je suis exactement comme eux. Je pense aux célibataires, et je me dis que la pression sociale doit être encore plus terrible à vivre quand on est un homme. Eux, les pauvres, ils sont obligés de courir les filles pour avoir l'air de quelque chose. Je pense au nombre de célibataires qu'on m'a présentés, et je voyais du premier coup d'oeil de quoi on pensait que j'allais me contenter. Ah, il n'était plus question d'être trop regardante. Le temps passant, l'âge venant, la boutique de l'amour allait fermer, n'est-ce pas, il fallait vite faire un choix. Je pense à ces pauvres divorcés, tout juste essorés de leur déconfiture, et déjà avec une nouvelle fille au bras, pour ne surtout pas passer pour des célibataires, des remisés, des laissés-pour-compte, des bras cassés. Je pense à d'autres célibataires, invités comme moi aux mêmes dîners, assis, c'est-à-dire placés, non loin de moi. L'air mauvais avec lequel on se regardait. Et, avec certains, les crises de rire dans le taxi en pensant au guet-apens que les autres essayaient de nous tendre. Une connivence entre nous. Le peuple des gens seuls. Je pense à ces couples constitués de deux célibataires vivant chacun chez eux et chacun de leur côté, et je viens de lire un long reportage sur « à quel point c'est merveilleux d'être comme ça mieux qu'à deux ». Ensuite, je pense à combien ces vies égoïstes ne font pas rêver. Je pense qu'un célibataire, c'est quelqu'un qui attend l'amour. Mais une amie mariée me dit qu'elle, c'est pareil. Et merde
Journaliste et écrivain. Dernier livre : « L'amour dans la vie des gens : un millier de constats sur la façon dont les gens se dépatouillent avec l'amour » (Stock)
© le point 16/05/03 - N°1600 - Page 60 - 677 mots