« La faute à l’Iran », une fable géopolitique
Avec assurance chez les uns, de façon insidieuse chez les autres, la majorité des commentateurs n’en démordent pas : le
responsable de cette nouvelle guerre israélo-arabe, c’est l’Iran. « Deus ex machina » dont la puissance maléfique nourrit
secrètement les appétits guerriers des protagonistes, c’est lui le vrai coupable. Sournoisement tapi dans l’ombre, il tirerait les
ficelles qui agitent à sa guise ces pantins dérisoires qui ont pour noms exotiques Hezbollah et Nasrallah. Le philosophe à
gages (ce qui ne saurait nous surprendre) comme l’expert patenté (qui nous avait habitués à beaucoup mieux) s’adonnent avec
gourmandise à la construction de cette nouvelle fable géopolitique.
Chez l’ineffable BHL, dans Le Point, c’est un véritable article de foi, qu’il martèle avec ce ton péremptoire qui caractérise
l’ardent propagandiste communautaire : « Cette guerre qui frappe les civils et les enfants, comme toutes les guerres, c’est le
Hezbollah qui l’a décidée, c’est l’Iran qui l’a programmée. C’est l’Iran et le Hezbollah qui, froidement, en ont décidé l’heure,
la dramaturgie, le théâtre. »
Notons d’abord l’absolution accordée au meurtre de centaines d’enfants libanais par l’aviation israélienne : « comme toutes
les guerres... ». Le philosophe dandy joue les réalistes, il adopte la posture du sage conscient de la cruauté du monde,
justifiant au passage la barbarie infanticide israélienne. Mais le plus important, bien sûr, est de disculper les vrais
responsables de cette violence. L’essentiel, c’est d’en attribuer la responsabilité à des tiers : pour peu, à lire BHL, on a
l’impression que les chasseurs-bombardiers qui dévastent le Liban viennent de Téhéran. Aurait-on rêvé ? L’influence
redoutable des mollahs étendrait-elle son rayon d’action jusqu’à Tel Aviv ? MM. Olmert et Peretz seraient-ils eux aussi de
simples marionnettes entre les mains des barbus ?
Voulue par Téhéran, la guerre est menée par Tsahal : voilà une étrange équation qui n’effraie pas, manifestement, les
meilleurs amis d’Israël. Mais elle n’intimide pas, non plus, de respectables analystes dont la frénésie des événements semble
avoir subitement affecté la lucidité intellectuelle. Ainsi Olivier Roy nous explique-t-il dans Le Monde que « l’Iran fait monter
les enchères ». A ses yeux, l’attaque du Hezbollah contre Israël est un « tournant » qui a été négocié sur ordre de Téhéran
par ses relais libanais. « Vu la réaction israélienne contre la bande de Gaza, le Hezbollah et ses deux parrains (l’Iran et la
Syrie) savaient parfaitement que l’attaque serait suivie d’une nouvelle guerre du Liban. C’est donc ce qu’ils souhaitaient. »
Mais par rapport à quelle ligne droite l’enlèvement de trois soldats israéliens par le Hamas, puis le Hezbollah, est-il un
tournant ?
En vérité, ce triple enlèvement est un épisode de plus dans une confrontation qui n’a jamais cessé entre l’occupant israélien
et les mouvements de résistance. A la frontière israélo-libanaise, les accrochages entre l’armée israélienne et les miliciens du
Hezbollah y étaient monnaie courante, y compris depuis l’évacuation effectuée en 2000. Car l’Etat hébreu a continué de
violer l’espace aérien libanais et d’occuper le secteur des fermes de Chebaa. Et surtout il détient des milliers de prisonniers
palestiniens et libanais. L’affrontement survenu le 12 juillet n’avait rien d’un éclair dans un ciel serein, ni d’un virage à 180°
dans une belle ligne droite.
S’il y a un « tournant », c’est plutôt le changement de cap effectué par le Hamas depuis 18 mois : trêve unilatérale des
attentats-suicides, participation aux élections palestiniennes. Pourtant, depuis la victoire électorale de la formation islamiste
(janvier 2005), Israël n’a cessé de frapper les territoires occupés, tuant des dizaines de Palestiniens. L’action menée par le
Hezbollah le 12 juillet avait manifestement pour objectif d’appuyer les revendications du Hamas. L’enlèvement de militaires
israéliens n’était d’ailleurs ni une nouveauté, ni un scandale pour les Israéliens qui acceptèrent, en 2004, un échange massif
de prisonniers avec le Hezbollah pour recouvrer l’un des leurs, colonel de réserve. A tout prendre, il est quand même plus
grave de faire exploser un autobus à Tel Aviv que d’enlever trois soldats en vue d’un marchandage au profit des 9 000
prisonniers arabes qui croupissent dans les geôles israéliennes.
Fait significatif : l’échange de 2004 avait concerné une majorité de détenus palestiniens (sur 450 au total), le Hezbollah
ayant indiqué à Israël qu’il ne souhaitait aucun traitement préférentiel pour les Libanais. L’échange de prisonniers, pour
Hassan Nasrallah, concernait tout autant le conflit israélo-palestinien que le contentieux israélo-libanais, et même davantage.
Que les deux organisations, en juillet dernier, aient voulu de concert provoquer la réédition d’un tel scénario n’a rien
d’invraisemblable. Pourquoi refuser sinon de l’admettre, du moins d’en formuler l’hypothèse ? Inutile, rien n’y fait : pour
l’immense majorité des commentateurs, « la clé de la crise actuelle est en Iran ».
Omettant de relater cet épisode, Olivier Roy poursuit donc sa démonstration. L’Iran, nous dit-il, a une stratégie cohérente qui
vise un seul objectif : devenir une grande puissance régionale. Pour y parvenir, il joue sa carte maîtresse : l’arc chiite. De
Téhéran à Beyrouth en passant par Bagdad, la République islamique s’appuie sur cette donnée géopolitique majeure, qu’elle
veut étayer par sa stratégie nucléaire. Le Hezbollah étant une formation chiite, la thèse semble frappée au coin du bon sens.
Soit : rappeler la géographie humaine du Moyen-Orient pour cerner les atouts de la puissance iranienne n’est pas inutile. Mais
quel rapport avec l’enlèvement de deux soldats, le 12
juillet, à la frontière israélo-libanaise ? Et pourquoi l’Iran, puisqu’il est entendu qu’il tire les ficelles, a-t-il choisi ce mode
opératoire ?
C’est simple : pour déstabiliser les régimes sunnites modérés et négocier en position de force avec l’Occident sur le dossier
nucléaire, nous répond Olivier Roy. « Personne à Téhéran ne pense sérieusement que l’Etat d’Israël soit menacé par une
attaque en tenaille du Hamas et du Hezbollah. L’idée est plutôt de délibérément faire monter les enchères pour faire sentir
aux Occidentaux ce qu’une extension de la crise à l’Iran pourrait leur coûter (crise de l’énergie, enlisement en Irak et en
Afghanistan) sans se trouver eux-mêmes en première ligne ».
Ainsi la République islamique aurait-elle provoqué cette nouvelle guerre israélo-arabe pour accréditer sa capacité de
nuisance auprès des chancelleries occidentales. Mais avaient-elles besoin d’en être convaincues ? Et en quoi le
déclenchement d’une sixième guerre israélo-arabe servirait-il les intérêts de Téhéran dans la confrontation avec l’Occident
sur le dossier nucléaire ? Les dirigeants iraniens ignorent-ils que la presse américaine, depuis deux ans, publie de violentes
diatribes en faveur d’une intervention musclée contre leur pays ? Pourquoi Téhéran voudrait-il subitement accélérer le cours
de l’histoire alors que le temps joue en sa faveur ?
A l’évidence, l’Iran n’a aucun intérêt à précipiter un affrontement avec l’Occident : aussi longtemps qu’il ne détient pas
d’armes de destruction massive (à supposer qu’il veuille effectivement s’en doter), c’est forcément un mauvais calcul. En clair
: soit les responsables iraniens sont idiots, soit la thèse de M. Roy est erronée. De manière aberrante, elle mêle les causes et
les effets : que l’Iran puisse sortir vainqueur de cette crise internationale ne signifie pas qu’il en a pris l’initiative.
Reconstruisant a posteriori la trame des événements, on leur prête à tort une logique imparable : comme si une nécessité
infrangible les avait liés à l’avance dans l’esprit diabolique d’un chef d’orchestre clandestin. Commodité intellectuelle, sans
doute, que cette propension à attribuer à la main invisible d’un ayatollah démoniaque ce qui résulte, plus simplement, de la
non-résolution d’un interminable conflit entre Israël et ses voisins.
Il est indéniable que l’Iran tire aujourd’hui le bénéfice politique de la résistance acharnée des miliciens libanais. Fort de ses
affinités idéologiques avec les combattants du Hezbollah, il touche les dividendes d’un prestige d’ores et déjà acquis dans la
lutte contre l’envahisseur israélien. Mais avons-nous la certitude que la formation chiite sortira victorieuse de l’épreuve ? Et
si elle était écrasée (ce que la logique du rapport de forces devrait induire), quelle crédibilité devrait-on accorder aux
analyses de nos « experts » ? Gageons qu’ils seraient alors nombreux à nous expliquer doctement que l’Iran, aveuglé par la
passion idéologique, n’a rien vu venir de la menace qui s’est abattue sur ses turbulents alliés. Et l’on ne manquerait pas de
nous fournir aussitôt une nouvelle explication, géopolitiquement tout aussi lumineuse.
Bruno Guigue
Diplômé de l’ENS et de l’ENA
Auteur de "Proche-Orient : la guerre des mots", L’Harmattan, 2003
Source : Oumma.com