Jürgen Elsässer : « La CIA a recruté et formé les djihadistes », par Silvia Cattori.
20 juin 2006
Le chaudron yougoslave
Réseau Voltaire, 15 juin 2006.
Dans son dernier ouvrage, « Comment le Djihad est arrivé en Europe », le journaliste allemand Jürgen Elsässer met en évidence la continuité de la filière djihadiste.
Des combattants musulmans recrutés par la CIA pour lutter contre les Soviétiques en Afghanistan ont été employés successivement en Yougoslavie et en Tchétchènie, toujours avec le soutien de la CIA, mais peut-être parfois hors de son contrôle. S’appuyant sur des sources ouvertes diversifiées, principalement yougoslaves, néerlandaises et allemandes, il a reconstitué le parcours d’Oussama Ben Laden et de ses lieutenants en Bosnie-Herzégovine aux côtés de l’OTAN.
Depuis Genève (Suisse).
Silvia Cattori : Votre enquête sur les agissements des services secrets fait un constat effrayant. C’est ainsi que l’on découvre que depuis les années 80 les États-Unis ont investi des milliards de dollars pour financer des activités criminelles et que par le biais de la CIA ils sont directement impliqués dans des attentats que l’on attribue à des musulmans. Quel est l’apport de votre livre ?
Jurgen Elsässer : C’est le seul ouvrage qui établit le lien entre les guerres dans les Balkans des années 90 et les attentats du 11 septembre 2001. Tous les grands attentats, à New York, à Londres, à Madrid, n’auraient jamais eu lieu sans le recrutement par les services secrets américains et britanniques de ces djihadistes à qui l’ont attribue les attentats. Sur les manipulations des services j’apporte un nouvel éclairage. D’autres livres que le mien ont fait état de la présence d’Oussama Ben Laden dans les Balkans. Mais leurs auteurs ont présenté ces combattants musulmans présents dans les Balkans, comme des ennemis de l’Occident. Les informations que j’ai collectées à de multiples sources, démontrent que ces djihadistes sont des marionnettes entre les mains de l’Occident et non pas, comme on le prétend, des ennemis.
Silvia Cattori : Dans le cas de la guerre des Balkans, les manipulations d’États sont clairement désignées dans votre livre. Les États-Unis ont soutenu Ben Laden qui avait pour travail de former les Moudjahidines. Nul ne peut donc plus ignorer que ces attentats qui glacent l’opinion n’auraient jamais existé si les « terroristes » n’avaient pas été entraînés et financés par les services secrets occidentaux ?
Jürgen Elsässer : Oui, en effet, c’est le résultat de faits que l’on peut observer. Mais on ne peut pas dire que l’intervention des pays occidentaux en ex-Yougoslavie avait pour objectif de préparer les attentats du 11 septembre. Pour être précis : ces attentats sont une conséquence de la politique occidentale des années 90 car l’OTAN a mis en place ces djihadistes dans les Balkans et a collaboré avec eux. Les militants musulmans qui ont été désignés comme responsables des attentats du 11 septembre ont fait partie de ce réseau.
Silvia Cattori : Selon vous, quel était l’intérêt des États-Unis et de l’Allemagne à dresser les peuples des Balkans les uns contre les autres ?
Jürgen Elsässer : L’Occident avait un intérêt commun à détruire la Yougoslavie, à la démembrer, parce que, après la fin du bloc soviétique, elle aurait été un modèle de combinaison intelligente entre éléments capitalistes et socialistes. Mais l’Occident voulait imposer le modèle néolibéral à tous les pays.
Silvia Cattori : L’Europe ne s’est-elle pas imprudemment engagée dans une guerre manipulée par les néoconservateurs ?
Jürgen Elsässer : C’est difficile à dire. Je crois que, dans les années 90, la politique des États-Unis, était inspirée par leur victoire contre les Soviétiques en Afghanistan. C’était le modèle qu’ils voulaient appliquer aux Balkans. Si, ces années-là, l’économie des États-Unis n’était pas tombée dans la dépression, peut-être que des politiciens plus réalistes, comme Kissinger, auraient pu garder le contrôle de la politique américaine. Je pense que la coïncidence entre la dépression économique et l’agressivité de l’école néoconservatrice a déterminé ce qui s’est passé.
Silvia Cattori : Pensez-vous qu’un dirigeant comme Blair, par exemple, une fois embarqué dans les projets des néoconservateurs, à un certain point, il en est devenu l’otage ?
Jürgen Elsässer : Je ne connais pas assez bien la position de Blair. C’est plus facile de voir ce qui se passe aux États-Unis. On peut voir que Bush est l’otage de son entourage. Et, comme il n’est pas très intelligent, il n’est pas en mesure de prendre les décisions et doit suivre les idées de son entourage. Il est clair que son père était contre l’attaque contre l’Irak en 2003.
Silvia Cattori : La première guerre du Golfe ne faisait-elle pas partie d’un plan visant à déclencher d’autres guerres par la suite ?
Jürgen Elsässer : Non, il n’y a pas eu de lien avec la guerre en Irak en 1991. Il y a eu deux phases. Jusqu’à la fin de la période Clinton, la politique des États-Unis était impérialiste, mais en même temps pragmatique. Ils ont chassé les Soviétiques hors d’Afghanistan. Ils ont vaincu l’Irak en 1991. Leur guerre s’est arrêté une fois le Koweït libéré. Ensuite ils ont attaqué la Bosnie et la Yougoslavie ; mais cela s’est produit étape par étape. Tout est allé hors de contrôle après le 11 septembre.
Silvia Cattori : Les néoconservateurs n’y sont pour rien ?
Jürgen Elsässer : Les néoconservateurs, groupés autour de Perle, avaient rédigé un document, un an avant le 11 septembre, selon lequel l’Amérique avait besoin d’un évènement catalyseur comme l’attaque de Pearl Harbour. Le 11 septembre fut cet évènement catalyseur. Je crois que les gens autour de Perle ont souhaité les attentats du 11 septembre.
Silvia Cattori : Quel était l’objectif poursuivi par les États-Unis en attaquant la Serbie ? S’agissait-il simplement, comme l’indique votre livre, de s’installer dans une région stratégique située sur une voie de transit pour le pétrole et le gaz d’Asie centrale ? Ou l’alliance des États-Unis avec les combattants musulmans dirigés par Izetbegovic, avait-elle un second objectif : créer un foyer d’extrémisme musulman aux portes de l’Europe pour s’en servir dans le cadre de manipulations terroristes ? Et, si oui, dans quel but ?
Jürgen Elsässer : Les États-Unis voulaient, comme l’Autriche à la fin du 19ème siècle en Bosnie, créer un Islam « européen » pour affaiblir les états islamiques au Moyen-Orient, c’est-à-dire, à cette époque, l’Empire Ottoman, aujourd’hui l’Iran et les états arabes. Les néoconservateurs avaient encore d’autres plans : construire un réseau clandestin de marionnettes « fondamentalistes » pour faire le sale travail contre la « vieille » Europe.
Silvia Cattori : Résultat, une guerre civile terrible. Comment l’Europe a-t-elle pu participer à la destruction de la Yougoslavie, qui apparaissait comme un exemple de cohabitation parfaitement réussie entre ethnies ? En faisant des Serbes les coupables, l’Europe n’a-t-elle pas fait voler en éclat un pays qui était une des constructions majeures de l’après-guerre. Sur quelle légitimité l’Europe fondait-elle son intervention ?
Jürgen Elsässer : D’abord, au début des années 90, l’Allemagne a mené l’attaque en se basant sur les principes de l’auto-détermination « ethnique » : c’est-à-dire la vieille ruse d’Hitler contre la Tchécoslovaquie et la Pologne en 1938/39. Ensuite, les États-Unis, ont pris le relais et ont fait l’éloge des « droits de l’homme », une escroquerie évidente.
Silvia Cattori : Dans votre enquête, Israël n’est jamais mentionné. N’avez-vous pas minimisé l’importance des néoconservateurs pro-israéliens qui, à l’intérieur du Pentagone, serviraient davantage les intérêts d’Israël que ceux des États-Unis ?
Jürgen Elsässer : Il y a des Israéliens qui ont collaboré avec les néoconservateurs, c’est un fait. Mais je ne suis pas sûr du rôle joué par Israël dans cette affaire. Sharon était contre le soutien des Albanais du Kossovo par l’OTAN. Et, en 1998, il a exprimé sa crainte à l’idée que l’OTAN soutienne la mise en place d’éléments pro-islamiques dans les Balkans. Je crois également qu’il n’était pas favorable à cette guerre l’année suivante.
Silvia Cattori : Vous ne voyez pas non plus de lien entre les services secrets israéliens et les attentats du 11 septembre 2001 ?
Jürgen Elsässer : Il y a des liens, mais je n’ai pas analysé le caractère de ces liens. Par exemple, immédiatement après le 11 septembre, un certain nombre d’agents israéliens ont été arrêtés aux États-Unis. Ils étaient présents sur les lieux où se préparaient les attentats. Il y a des analystes qui disent que c’est là une preuve qu’Israël était directement impliqué dans ces attentats. Mais cela pourrait également signifier autre chose. Il se pourrait que ces agents observaient ce qui se passait, qu’ils étaient au courant que les services secrets américains soutenaient ces « terroristes » dans la préparation de ces attentats, mais qu’ils garderaient leur savoir pour s’en servir au moment opportun, et pouvoir exercer un chantage le moment venu : « Si vous ne soutenez pas davantage Israël, nous allons livrer ces informations aux médias ». Il y a même une troisième possibilité, à savoir que ces espions israéliens voulaient prévenir les attaques mais ont échoué. En ce moment, nous savons seulement que ces types étaient sur place et qu’ils ont été arrêtés. Des investigations supplémentaires sont nécessaires.
Silvia Cattori : Ces liens mettent-ils en évidence que les attentats du 11 septembre 2001 faisaient partie d’un plan conçu de longue date ?
Jürgen Elsässer : Je ne suis pas certain qu’il y avait un plan établi de longue date. Il se peut que des gens comme Richard Perle improvisent beaucoup et se servent d’éléments criminels qu’ils ont mis en place mais qu’ils ne contrôlent pas en permanence. Comme, lors de l’assassinat de Kennedy, il est clair que la CIA était impliquée, mais on ne sait pas si cela avait été planifié au sommet, à Langley [le quartier général de la CIA], ou si ce sont les milieux les plus violents des exilés cubains travaillant pour la CIA qui l’on fait, le quartier général de la CIA se bornant à le tolérer.
Silvia Cattori : Si, demain, ces personnages regroupés autour de Perle étaient mis à l’écart, la stratégie de guerre antimusulmane des États-Unis et les manipulations qui la justifient, s’arrêteraient-elles ?
Jürgen Elsässer : Elle s’arrête quand ils perdent une guerre.
Silvia Cattori : La guerre, ne l’ont-ils pas perdue en Irak ?
Jürgen Elsässer : La guerre ne sera perdue que quand ils quitteront le pays, comme au Vietnam.
Silvia Cattori : Ces musulmans qui, comme Mohammed Atta, étaient des citoyens ordinaires avant d’être enrôlés par la CIA, comment ont-ils pu être conduits à des actions aussi terrifiantes, sans savoir qu’ils étaient manipulés par les agents secrets du camp opposé ?
Jürgen Elsässer : Il y a des jeunes qui peuvent être fanatisés et manipulés très facilement par des services. Les personnages haut placés n’ignorent pas ce qui se passe et savent par qui ils sont engagés.
Silvia Cattori : Ben Laden, par exemple, savait-il qu’il servait les intérêts des États-Unis ?
Jürgen Elsässer : Je n’ai pas étudié son cas. J’ai étudié le cas d’Al Zawahiri, le bras droit de Ben Laden, qui était le chef des opérations dans les Balkans. Au début des années 90, il a voyagé tout au travers des États-Unis avec un agent de l’US-Special Command pour collecter de l’argent pour le Djihad ; cet homme savait qu’il participait à cette collecte d’argent dans une activité qui était appuyée par les États-Unis.
Silvia Cattori : Tout cela est très inquiétant. Vous apportez la preuve que les attentats qui se sont produits depuis 1996 (les attentats dans le métro de Paris), n’auraient jamais été possibles si la guerre dans les Balkans n’avait pas eu lieu. Et ces attentats qui ont fait des milliers de victimes vous les imputez à des services occidentaux. L’opinion en Occident a donc été trompée par des gouvernements embarqués dans des actions terroristes ?
Jürgen Elsässer : Le réseau terroriste que les services secrets américains et britanniques ont formé durant la guerre civile en Bosnie et plus tard au Kossovo, a fourni un réservoir de militants que l’on a ensuite retrouvés impliqué dans les attentats de New York, Madrid, Londres.
Silvia Cattori : Comment cela s’est-il passé concrètement ?
Jürgen Elsässer : Une fois la guerre en Afghanistan finie, Oussama Ben Laden a recruté ces militants djhadistes. C’était son travail. C’est lui qui les a entraînés, partiellement avec le soutien de la CIA, et qui les a mis en place en Bosnie. Les Américains ont toléré la connexion qu’il y avait entre le Président Izetbegovic et Ben Laden. Deux années plus tard, en 1994, les Américains ont commencé à envoyer des armes, dans une opération clandestine commune avec l’Iran. Après le traité de Dayton, en novembre 1995, la CIA et le Pentagone ont recruté les meilleurs des djihadistes qui avaient combattu en Bosnie.
Silvia Cattori : Comment cela se fait-il que ces musulmans se soient mis entre les mains de services qui servaient des intérêts idéologiques opposés aux leurs ?
Jürgen Elsässer : J’ai analysé les témoignages donnés par quelques djihadistes interrogés par les juges allemands. Ils ont dit qu’après le traité de Dayton, qui stipulait que tous les ex-combattants étrangers devaient quitter le pays, ils n’avaient plus d’argent et nulle part où aller. Quant à ceux qui pouvaient rester en Bosnie, parce qu’on leur avait fourni des passeports bosniaques, ils étaient eux aussi sans travail et sans argent. Le jour où des recruteurs sont venus sonner à leur porte et leur ont proposé 3000 dollars par mois, pour servir dans l’armée bosniaque, ils ne savaient pas qu’ils étaient recrutés et payés par des émissaires de la CIA pour servir les États-Unis.
Jeu 22 Juin - 22:18 par mihou