Esclavage, quelle place dans la mémoire collective ?
LEMONDE.FR | 06.05.05 | 12h51 • Mis à jour le 09.05.05 | 18h05
L'intégralité du débat avec Christiane Taubira (Parti radical de gauche), députée de Guyane, lundi 09 mai 2005
Bakari : Bonjour. Tout d'abord, une question concernant les "Indigènes de la République". Avez-vous signé la pétition, et pourquoi ?
Christiane Taubira : Non, je n'ai pas signé cette pétition. Je n'ai pas éprouvé le besoin de la signer car même si le contenu de ce texte, pour l'essentiel, me paraît juste, le ton ne l'est pas. Je ne pense pas qu'il soit mobilisateur. Par contre, j'espère qu'ils seront capables d'aller au-delà pour inscrire dans l'ensemble des revendications d'égalité le sentiment particulier de ceux qui portent en charge l'histoire coloniale de la France.
Abelus : Que pensez-vous de certaines personnes, comme M. Finkielkraut, qui disent que nous nous installons, nous Antillais, dans une compétition victimaire ?
Christiane Taubira : Autant je refuse la guerre des mémoires, autant je refuse les stigmatisations globales. La vie ensemble suppose le respect mutuel. M. Finkielkraut a plusieurs fois énoncé quelques égarements. Je pense que ce n'est pas contre lui que doit se construire un discours d'appartenance à la communauté française de la part des Antillais. Ce discours doit s'articuler à l'identité nationale, à la fois par rapport à l'Histoire et par rapport à l'idéal partagé.
"UNE PLACE TRÈS AMBIGUË DANS NOS MÉMOIRES"
JLB : Quelle place occupe l'esclavage dans la mémoire créole antillaise et dans la mémoire créole guyanaise ?
Christiane Taubira : L'esclavage occupe une place très ambiguë dans nos mémoires. Elle est à la fois envahissante et absente. Elle est envahissante par rapport à notre environnement et à la connaissance empirique que nous en avons. Elle l'est aussi par l'engouement populaire autour des initiatives de célébrations, notamment associatives. Je parle des Antillais de la Guyane. Mais elle est absente parce qu'elle ne traverse pas de façon consciente et réfléchie ni la définition de nous-mêmes, ni notre rapport aux autres, ni la façon de construire un avenir en surmontant lucidement les pesanteurs de cette histoire.
Gabriel : La classe politique semble-t-elle réceptive ou largement indifférente à votre combat pour la reconnaissance de l'esclavage dans la mémoire collective ?
Gabriel : Avez-vous le sentiment d'un changement d'attitude de la part des pouvoirs publics depuis quelques années ou d'un immobilisme complet ?
Christiane Taubira : Ce n'est pas une indifférence, mais probablement une sous-estimation de l'importance de cette question pour les gens qui eux-mêmes ont besoin de comprendre pourquoi ils vivent encore dans une économie de plantation, pourquoi il est plus facile de venir en Europe que d'aller dans les pays voisins, pourquoi l'attachement aux langues créoles, aux cultures, aux arts est si fort mais s'obstine dans une espèce de marronnage (évasion du système dominant). Ils croient que les gens n'ont besoin que de réponses matérielles au quotidien. Et ils sous-estiment la dimension symbolique de l'identité et ses capacités créatrices. Un changement d'attitude ne se mesure pas seulement à une légère amélioration de l'écoute, comme c'est actuellement le cas. Il faut des actes tangibles tels que l'enseignement, des politiques culturelles, l'accompagnement d'une économie plus diversifiée.
Crunky97123 : Comment instaurer l'esclavage dans les mémoires collectives ?
Hr : La mémoire collective ne devrait-elle pas passer par la création de journées de commémoration , à l'instar du génocide de la seconde guerre mondiale ? De plus, comment expliquez-vous que l'on informe si peu les gens sur la réalité de l'esclavage, sur le nombre total de morts, sur les conséquences désatreuses que cela a engendrées sur le comportement de l'Afrique dans son ensemble ?
Christiane Taubira : L'esclavage dans la mémoire collective, à travers des représentations souvent fortement négatives : il s'agit de changer sa place dans la mémoire collective. La commémoration en est un moyen, mais si c'est le plus fort symboliquement, c'est aussi le plus faible pédagogiquement. Il faut effectivement enseigner l'histoire dans toutes ses vérités, mais pas seulement l'histoire, la géographie aussi, parce que la mémoire de l'esclavage est dans l'espace (exemple : les villes portuaires françaises : Nantes, Bordeaux, Le Havre...). Il faut également enseigner la philosophie, qui a été fortement imprégnée dans cette économie. Quant à l'Afrique, on doit de l'extérieur expliquer l'impact considérable de la très longue saignée de ses générations productrices, mais l'Afrique elle-même doit accomplir une lecture endogène de l'histoire du continent, lecture précoloniale, coloniale et postcoloniale, et construire elle-même les moyens de surmonter les conséquences de cette histoire ; de l'extérieur, il faudra veiller à ce que cette démarche-là ne soit pas contrariée.
Kg21 : Alors qu'on discute d'une date "anniversaire" pour l'abolition de l'esclavage, ne pensez-vous pas que ce noble combat a d'autres priorités (excuses aux pays colonisés et ou victimes de l'esclavage, lois condamnant ouvertement le racisme, chapitre concernant l'esclavage dans les livres scolaires) ?
Christiane Taubira : La date est importante parce qu'elle inscrit officiellement dans la conscience collective l'importance de cette histoire. Pour ma part, je ne réclame pas d'excuses, même si je comprends ceux qui ont besoin de cette parole de regret pour retrouver leurs propres forces. Je me situe dans la lutte contre les inégalités, les injustices, et dans l'exigence auprès des pouvoirs publics pour qu'ils mettent en œuvre les politiques nécessaires pour corriger les conséquences actuelles de la traite négrière, de l'esclavage et de la colonisation. Concernant le racisme, la législation française contient de nombreuses dispositions de lutte contre le racisme. Il faut s'organiser pour les mettre en œuvre en accompagnant les victimes. Quant au reste, sur l'enseignement, le Comité pour la mémoire de l'esclavage fait de très bonnes propositions dans son rapport au premier ministre, pour appliquer l'article 2 de la loi de 2001.
BeYondeR : La reconnaissance, par la France, de l'esclavage et de la traite des Noirs comme crime contre l'humanité sans désignation effective de coupables et (donc ?) sans possibilité de réparations n'est-elle pas paradoxale ?
Christiane Taubira : Il est certain qu'il eût été plus réconfortant de voir nommées dans la loi les puissances-Etats qui se sont livrées à ce commerce et à cette activité. Quant aux coupables particuliers, admettons qu'ils ne sont plus de ce monde et que l'hérédité en cette matière est inconcevable. Il faut rappeler que le crime contre l'humanité est imprescriptible, et même si les coupables ne sont pas nommés (les puissances-Etats), leurs équivalents aujourd'hui ont la responsabilité de réparer les effets de ce crime. A nous d'être capables de formuler les réparations utiles à la fois à notre construction identitaire, à une réelle égalité et à une capacité à prendre part aussi bien à l'épanouissement de nos sociétés outre-mer ou ailleurs qu'à la nation française.
Blackpharao : Est-il normal de célébrer l'abolition (valorisant l'homme blanc) alors qu'on occulte les luttes de libération des esclaves (valorisant l'homme noir) ?
Sfth : Pensez-vous que la perception de l'esclavage soit différente selon qu'on soit issu d'une culture qui a subi l'esclavage, ou d'une culture qui l'a conduit ? Si oui, comment combler la différence ?
Jusqu'à l'adoption de la loi de 2001, on célébrait à l'occasion (centenaire, cent cinquantenaire) l'abolition.
Christiane Taubira : La reconnaissance du crime contre l'humanité déplace la problématique et la situe non plus au niveau de l'acte d'abolition, mais au niveau du crime dans sa durée et dans son ampleur. Les propositions du Comité pour la mémoire de l'esclavage concernent, conformément à la loi, une célébration non de l'abolition, mais de l'esclavage des mémoires et des abolitions. C'est dans le contenu de cette célébration que nous devons faire émerger à la fois les grands personnages qui ont mené des insurrections, ceux qui ont organisé des communautés de nègres marrons, ceux qui ont su saboter le système esclavagiste. Cela a commencé avec Toussaint Louverture et Delgrès au Panthéon. Il est temps de faire place aux femmes, comme Dandarah, Solitude, Aqualtune, Harriet Tubman, etc. L'histoire de l'esclavage est complexe. Il n'y a pas tout du long un camp qui l'a subi et un autre, homogène, qui l'a conduit. Il y eut sans arrêt des luttes et il y eut aussi de belles solidarités : d'abolitionnistes, d'ouvriers, de tisserands, de paysans. Lorsque nous enseignons la violence de cette histoire, il faut aussi enseigner ses fraternités magnifiques.
Princehall : Comment pacifier les relations Africains/Antillais par rapport à l'esclavage ?
Christiane Taubira : Les ingrédients de paix sont contenus dans l'Histoire. Seuls ceux qui ont une vision partielle, inexacte et sans doute idéologique de l'histoire peuvent s'amuser à inventer ou conforter des conflits entre Antillais et Africains. D'abord, parce que cela n'a pas de sens de dire qu'à l'égard des puissances européennes, on ne reconnaît pas d'hérédité dans la culpabilité des familles ou des personnes, et en même temps reprocher aux Africains d'aujourd'hui quelques méfaits ou collaborations effectués par le passé. Il y a eu, sur le continent africain, de très belles résistances dans des villages, des soulèvements de solidarité dans les villages traversés par les esclaves enchaînés conduits par leurs esclavagistes, et aujourd'hui, nous avons des luttes communes à mener pour un monde plus juste. Les Antillais ne peuvent arracher leur part d'origine africaine, les Africains ne peuvent se passer de ce que les peuples nouveaux des Amériques et des Caraïbes apportent au monde et à l'Afrique.
Sam 3 Juin - 21:51 par mihou