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 Le cimetière de la mémoire

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mihou
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mihou


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12052006
MessageLe cimetière de la mémoire

Le cimetière de la mémoire
L'anthropologue Roland Viau raconte l'histoire des esclaves enterrés au pied de Nigger Rock, près de Saint-Armand

Nadeau, Jean-François

Nous sommes au début des années 1950. Près de Saint-Armand, dans les cantons de l'Est, un fermier vient de déterrer un crâne dans son champ. Il venait auparavant de découvrir des os, plus ou moins rongés. Homme ou bête, se demande-t-il? Homme, lui répond avec assurance le facteur du village. Probablement les restes d'esclaves noirs enterrés là au XIXe siècle, apprendra plus tard le fermier. Donc le voici devant les restes d'hommes traités comme des bêtes. Que fait-il? Il réenterre tout cela sans plus de cérémonie, près d'un vieux pommier, et s'en va continuer de remuer son champ.

Quelques années plus tard, au printemps 1966, un journaliste du Petit Journal s'intéresse au lieu: «On savait qu'il y avait des nègres enterrés au pied de Nigger Rock», mais que sait-on de plus, se demande-t-il alors?

Le vaillant journaliste pense que la réponse se trouve dans la terre. Il s'improvise donc archéologue. La finesse de son raisonnement n'a d'égale que celle de ses outils: c'est avec une pelle ronde qu'il se met à creuser avec énergie. Le fermier, trop heureux de cette attention médiatique, juge bon de lui prêter main-forte: il met son tracteur à l'ouvrage. Les deux hommes remuent passablement la terre mais n'arrivent à rien, pas même à soulever l'indignation populaire lorsque Le Petit Journal publie, en première page, le reportage photo de cette «enquête sur le terrain».

Remarquez qu'à la même époque, personne ne s'indigne non plus qu'un diplômé universitaire exhume, aux fins d'une enquête presque aussi grotesque, les restes du légendaire Alexis le Trotteur pour savoir si ce simple d'esprit avait pu courir, même fort vieux, plus vite qu'un cheval ou même un train...

Que subsiste-t-il aujourd'hui de ce cimetière d'esclaves situé au lieu dit de «Nigger Rock»? Sans doute fort peu, du moins sous terre. Mais la mémoire semble au moins y avoir refait surface. Notamment à l'insistance d'un instituteur local, les journaux se sont en effet intéressés à nouveau à ce cimetière unique au Canada. Cette année, Saint-Armand a même jugé bon de présenter une exposition sur l'esclavage.

Ceux de Nigger Rock, un livre que l'anthropologue Roland Viau vient de consacrer à l'affaire (Éditions Libre Expression), a pour sa part le mérite de corriger nombre d'erreurs ou d'approximations au sujet de ce cimetière et, surtout, d'offrir à partir de l'histoire de ces malheureux une perspective intelligente sur ce que fut l'esclavage au Canada avant son abolition en 1833.

Viau a suivi à la trace tous les indices qui permettent de considérer ce qu'était la vie de ces esclaves, dont on sait aujourd'hui qu'ils appartenaient à la famille Luke, des loyalistes comme l'étaient nombre de propriétaires d'esclaves. Combien étaient-ils? Quelques-uns, deux douzaines peut-être, mais les documents semblent manquer pour donner un chiffre plus précis.

La vie de soumission de ces hommes ne devait sans doute pas différer beaucoup de celle des esclaves américains: le travail et encore le travail, du matin au soir, le repos dans des baraques, une nourriture frugale, peu de vêtements pour se protéger d'un climat pourtant rude. Dans son testament, Philip Luke ordonnait que l'on fournisse à son «nègre» Harry tout juste «une chemise à porter la semaine et une chemise à porter le dimanche lorsqu'il aura atteint l'âge de 21 ans [...] à condition qu'il soit demeuré loyal à son service».

Dans les cantons de l'Est, les esclaves travaillaient vraisemblablement à la coupe du bois et à la production de potasse. Plusieurs colons brûlaient alors des abattis afin d'en recueillir les cendres et d'en revendre les sels à quelques exploitants auxquels appartenait la famille Luke. Ces gens transformaient alors les sels en potasse, un produit très en demande en Angleterre, notamment pour blanchir les fibres textiles. En 1831, le Canada fournit 75 % de la potasse utilisée en Angleterre.

La production de potasse, qui demandait peu d'investissements, n'était cependant pas très rentable si on devait payer la main-d'oeuvre... Thomas Jefferson, le futur président des États-Unis, avait lui-même résolu d'utiliser ses esclaves pour cette production dont il calculait par ailleurs tirer bon profit.

Les loyalistes, telle la famille Luke, tiraient honneurs et récompenses du pouvoir colonial britannique. En 1799, le fermier esclavagiste Philip Luke reçoit ainsi 485 hectares dans le canton de Clifton, puis presque le double encore l'année suivante. Son épouse et ses sept enfants obtiennent aussi 485 hectares chacun, toujours dans ce canton forestier de Clifton.

Alors que l'esclavage est interdit chez les voisins du Vermont depuis 1777, les Luke comme d'autres propriétaires d'esclaves continuent, au début du XIXe siècle, d'exploiter à grand profit leur cheptel humain dans leur propriété principale ou dans des propriétés plus éloignées.

Au Canada, les noirs et les Amérindiens furent les principales victimes de l'esclavage. Mis à part le travail de l'historien Marcel Trudel, qui s'est intéressé à l'esclavage depuis les origines de la colonie, fort peu hélas a été écrit sur cette question. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur l'esclavage et ses suites. Faut-il seulement rappeler que le père du Canada actuel, John A. MacDonald, avait accepté de défendre les idéaux des esclavagistes du sud des États-Unis et que leur président, Jefferson Davis, trouva même refuge à Montréal en 1867?


Illustration(s) :

Détail de l'illustration de Francis Black pour la couverture de l'ouvrage de Roland Viau, Ceux de Nigger Rock, paru aux éditions Libre Expression.
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