Les tirailleurs, bras armé de la France coloniale
Les tirailleurs, bras armé
de la France coloniale
Emmanuel Blanchard
Enseignant en sciences économiques et sociales
Longtemps occultée, la participation des populations coloniales aux efforts de guerre de la France est aujourd'hui un
véritable enjeu de mémoire au cœur des luttes politiques et juridiques des anciens combattants et des sans-papiers. En
mettant l'accent sur la contribution de leurs aînés à la défense d'idéaux démocratiques, mis à mal par les gouvernements
passés et présents de la France des colonies ou de la fermeture des frontières, ces derniers ont contribué à sortir de l'oubli
des milliers d'hommes dont les sacrifices ne sont toujours pas reconnus. Il reste que l'image du tirailleur libérateur de la
France occupée ne permet pas d'appréhender, dans toute sa complexité, l'histoire des troupes coloniales.
C'est dès le XVIIe siècle que fut créée « la coloniale » chargée de défendre les vieilles colonies du royaume de France par
des recrutements locaux afin de compléter ses « unités blanches ». Mais c'est avec la fondation du second empire colonial,
au cours du XIXe siècle, que les « troupes indigènes » vont prendre une véritable importance quantitative et qualitative au
sein de l'armée française.
La longue et meurtrière conquête de l'Algérie entamée en 1830 donna lieu, dès 1832, à la création de bataillons de « Turcos
», fondés sur les décombres des milices ottomanes vaincues, qui seront la souche des « bataillons de tirailleurs indigènes »
(1842) puis des « régiments de tirailleurs algériens » (1856). Cet exemple fut ensuite suivi en Afrique du Nord (tirailleurs
tunisiens puis marocains) et de l'Ouest, avec la formation, par le général Faidherbe, dès 1857, des premiers bataillons de
tirailleurs sénégalais. Ils prenaient la succession de troupes auxiliaires formées d'esclaves rachetés par l'armée française
et, sous cette appellation générique, accueillirent l'ensemble des populations conquises au fur et à mesure de l'avancée de
l'armée d'Afrique dans les territoires de la future Afrique occidentale française (AOF).
L'utilisation première de ces troupes fut donc bien de mener la politique de conquête et de pacification de nouvelles régions
destinées à intégrer l'empire colonial français. Très vite cependant, du fait de l'efficacité et de l'ardeur au combat de
certaines d'entre elles, elles furent utilisées loin de leurs bases et engagées dans les aventures extérieures du Second
Empire (guerre de Crimée, 1854-56 ; intervention au Mexique, 1862-1867). Surtout, quelques bataillons furent appelés au
front lors de la guerre de 1870-71. De cette époque et du traumatisme de la défaite de Sedan date d'ailleurs une nouvelle
vision du potentiel de ces régiments et des territoires dont ils provenaient.
Sous l'impulsion d'officiers de l'armée d'Afrique, ces régions difficilement conquises et pacifiées acquièrent dans l'esprit
d'une partie du personnel politique, jusqu'alors relativement indifférent, une importance stratégique. Cette Force noire [1]
fut de plus en plus envisagée comme une « réserve d'hommes » qui permettait enfin de lutter d'égal à égal contre l'ogre
démographique allemand.
Contre l'avis même des colons, peu désireux de voir les indigènes armés par la puissance contre laquelle ils se soulevaient
périodiquement, de nouveaux bataillons furent formés et une conscription partielle fut même introduite en Algérie (1896) et
dans les villes libres du Sénégal (Saint-Louis, Dakar...). Ce passage dans l'armée s'accompagna, pour les anciens conscrits,
d'avantages (emplois ou terrains réservés) et d'évolutions de leur statut (possibilité de ne plus être soumis au code de
l'indigénat) qui furent, toutefois, le plus souvent accordés sur le mode de la faveur et non du droit.
Cette place particulière des anciens combattants dans les sociétés colonisées restera une constante : leur passage progressif
de privilégiés, ardents défenseurs d'une France leur faisant miroiter la marche progressive vers l'égalité de droits, à celui
de francophiles aux espoirs déçus, a joué un rôle dans le basculement, quelques décennies plus tard, de certaines régions
dans la lutte armée pour l'indépendance. A cet égard, les deux guerres mondiales ont d'ailleurs été des moments clés...
La mobilisation des troupes coloniales pour la guerre 1914-1918 fut sans précédent : environ 800 000 hommes ont été
incorporés, plus de 70 000 y perdirent la vie [2]. Lors de la bataille des Dardanelles, les « tirailleurs sénégalais »
représentaient, à eux seuls, la moitié des effectifs engagés. Cette mobilisation ne s'est pas faite sans difficultés, la solde et
les avantages traditionnels n'étant plus suffisamment convaincants. Le premier député du Sénégal (de la ville libre de
Saint-Louis), Blaise Diagne fut appelé à la rescousse au début de l'année 1918 pour convaincre ses électeurs, et se prononça
pour une généralisation de la conscription qui, dans son esprit, devait s'accompagner d'une marche progressive vers la
citoyenneté : à l'égalité dans les tranchées et devant la mort devait correspondre celle dans la société. Ses arguments ne
suffirent cependant pas à convaincre les réfractaires au départ sur les champs de bataille européens.
En effet, depuis de longs mois, l'intérieur de l'AOF était secoué par des révoltes régulières contre les enrôlements forcés.
Ces émeutes, d'ailleurs réprimées par les tirailleurs restés sur place, prirent une telle ampleur, que le gouverneur de l'AOF
dût suspendre un temps les recrutements militaires et suggérer au gouvernement de mettre l'accent sur la contribution
économique des colonies. Au renforcement des exportations vers la métropole, s'ajouta donc une contribution importante en
termes de main-d'œuvre. L'exemple des travailleurs chinois est maintenant bien connu [3], mais ce sont plus de 200 000
travailleurs coloniaux (dont plus de 50 000 Indochinois) qui vinrent assurer la relève des conscrits dans les usines
françaises.
« Nous ne sommes plus
que des nègres »
L'horreur des combats et la peur de la mort en moins, leur statut n'était guère éloigné de celui de leurs compatriotes soldats
puisque, eux aussi, étaient soumis à un statut militaire et vivaient dans des casernements surveillés par l'armée. Pour tous ces
hommes, se posa, en 1918, la question du retour, le gouvernement ne tenant absolument pas à les voir s'installer sur le
territoire français. Cette découverte de la métropole incita cependant certains d'entre eux à fuir les rapatriements et à
s'installer définitivement ou provisoirement en France.
Pour les autres, le retour fut souvent synonyme de désillusions puisque les maigres pensions de combattants auxquelles
certains avaient droit ne leur étaient de fait pas versées, et que la citoyenneté pour tous n'était toujours pas à l'ordre du
jour : « lorsqu'on a besoin de nous pour nous faire tuer ou nous faire travailler, nous sommes des Français ; mais quand il
s'agit de nous donner des droits, nous ne sommes plus des Français, nous sommes des nègres » [4]. A cette époque, seules la
fierté d'avoir contribué à la victoire militaire et l'admiration et la peur de la puissance militaire française empêchèrent ces
anciens combattants de rallier massivement les mouvements nationalistes qui, dans l'entre-deux guerres, émergeaient dans de
nombreuses colonies.
La propagande des Mangin et consorts en faveur de la Force noire n'ayant eu qu'un succès limité, l'engagement des troupes
coloniales, au cours de la première guerre mondiale, fut progressif et quantitativement faible (les bataillons coloniaux
représentaient moins de 5 % de l'ensemble des troupes engagées dans les combats). Ce n'est qu'au fur et à mesure des
batailles que le professionnalisme et la bravoure de ces troupes furent reconnus. Elles arrivèrent d'ailleurs en métropole peu
expérimentées et mal préparées. De nombreux bataillons restèrent ainsi en réserve et l'inadaptation climatique et la maladie
tuèrent au moins autant que les combats.
Lors de la seconde guerre mondiale, la situation fut tout autre : les troupes coloniales furent d'emblée massivement intégrées
aux plans de bataille et, placées en première ligne, elles payèrent un très lourd tribut lors des combats de mai et juin 1940
[5]. Avec la défaite, les nombreux prisonniers furent enfermés dans des camps de travail au service de l'effort de guerre
allemand, en métropole ou outre-Rhin. Ils furent la cible d'une intense propagande de la part des services allemands qui
essayaient de s'appuyer sur les sentiments nationalistes des originaires d'Afrique du Nord notamment.
A la Libération, tant dans les départements algériens qu'en AOF, les autorités locales mirent en garde Paris sur les risques
politiques liés au rapatriement de ces prisonniers « retournés » par l'Allemagne ou, en tout cas, facilement enclins à
alimenter la contestation sociale et politique. Les désarmements, contrôles d'identité et d'états de service préalables au
retour donnèrent lieu à de multiples incidents, les soldats coloniaux supportant mal que leur contribution patriotique et
militaire soit l'objet de suspicion. Nombre d'entre eux étaient en effet membres de l'armée d'Afrique à partir de laquelle la
France libre se lança dans la reconquête du territoire national. En 1944, ils représentaient ainsi la moitié des troupes ayant
débarqué en Provence. Ces troupes furent cependant « blanchies » [6] au fur et à mesure de leurs avancées : de Gaulle
privilégiant l'intégration des groupes de résistants à la 1re armée, il choisit, face à la pénurie de moyens, de désarmer une
partie des bataillons de tirailleurs afin d'équiper ces nouveaux combattants.
Lun 22 Mai - 15:05 par mihou