Courrier international, no. 762
En couverture, jeudi 9 juin 2005, p. 34
L'Afrique qui marche
Une vitalité économique ignorée par l'Occident
Carol Pineau
The Washington Post (Washington)
Une économie dynamique se développe. Mais les médias préfèrent trop souvent en rester aux clichés misérabilistes.
Nous sommes dans un grand immeuble de bureaux d'Accra, au Ghana. Ici, pas question de s'asseoir, tout le monde fait la queue. Un nombre considérable d'épargnants, munis de liasses de billets, sont venus acheter des parts d'un fonds commun de placement dont le rendement s'élève à 60 % par an en moyenne depuis sept ans. Ce fonds est géré par une société locale, la Databank, qui investit sur les marchés d'actions au Ghana, au Nigeria, au Botswana et au Kenya, lesquels se classent régulièrement parmi les premiers du monde en termes de croissance.
Vous n'avez certainement jamais entendu parler de la Databank dans votre quotidien local ou au journal télévisé. Ceux-ci, les rares fois où ils traitent de l'Afrique, en évoquent presque exclusivement les aspects négatifs : la progression rapide de l'épidémie de sida, le génocide au Darfour ou le chaos au Zimbabwe.
Certes, l'Afrique est une terre de guerres, de pauvreté et de corruption. La situation dans des régions comme le Darfour, au Soudan, exige que les médias s'intéressent davantage au continent noir et que la communauté internationale réagisse. Mais l'Afrique est aussi une terre de Bourses, de gratte-ciel, de cybercafés et de classes moyennes de plus en plus nombreuses. C'est la partie de l'Afrique qui marche. Et cette Afrique-là, pour avoir la moindre chance de participer pleinement à l'économie mondiale, a elle aussi besoin de l'intérêt des médias.
Les images du continent noir dans les médias se paient au prix fort. Dans les cas extrêmes, ce prix peut même se payer en vies humaines. Des récits de malheurs et de tragédies visent à toucher notre coeur pour nous faire mettre la main à la poche ou nous pousser à réclamer au Congrès une augmentation de l'aide. Mais aucun pays ou région ne s'est jamais développé grâce à la seule aide internationale. L'investissement, qui entraîne des créations d'emplois et l'amélioration de la situation sanitaire, reste la seule voie menant à un développement durable. C'est celle qu'ont empruntée jadis les "tigres asiatiques" et aujourd'hui la Chine ou l'Inde.
Pourtant, selon Overseas Private Investment Corp., l'agence fédérale américaine pour les investissements privés à l'étranger, si l'Afrique offre les meilleurs rendements aux investissements étrangers directs, c'est aussi le continent qui en attire le moins. Et ce manque d'investissements se traduit par une stagnation de l'emploi, une misère persistante et un accès limité de la population à l'éducation et aux systèmes de santé.
Quelques faits : la Bourse du Ghana remporte régulièrement la palme de la plus belle performance mondiale. Le Botswana, avec sa note A + décernée par les agences d'évaluation financière, s'enorgueillit de l'un des taux les plus élevés d'épargne publique par habitant au monde, ne le cédant qu'à Singapour et à une poignée d'autres pays qui gèrent prudemment le budget de l'Etat. Des multinationales aussi connues que Coca-Cola, General Motors, Caterpillar et Citibank sont implantées sur le continent depuis des années et envisagent l'avenir avec beaucoup d'optimisme. Quant aux opérateurs de téléphonie mobile, ils affichent une rentabilité phénoménale.
Même en Somalie, l'économie fonctionne
Ne pas parler de cette Afrique-là, c'est faire la caricature unidimensionnelle d'un continent particulièrement complexe. J'ai récemment réalisé un documentaire sur l'esprit d'entreprise et sur le secteur privé en Afrique. Au fil des mois, je me suis rendu compte de la façon dont les journalistes, même ceux qui aiment sincèrement ce continent, le décrivent d'une manière qui tourne terriblement à son désavantage. Le premier caméraman auquel j'ai fait appel m'a ri au nez. "Entreprise et Afrique, ce ne sont pas deux termes contradictoires ?" a-t-il demandé. Le second fantasmait sur des images touchantes de coopératives de femmes et d'étals de marché regorgeant de produits artisanaux rustiques. Plusieurs amis ont simplement supposé que je réalisais un documentaire sur le sida. Après tout, que filmer d'autre en Afrique ? Pourtant, les affaires marchent rondement un peu partout. Et cela, peu de gens le savent. Avec un bon gouvernement et une bonne politique budgétaire, des pays comme le Botswana, le Ghana, l'Ouganda, le Sénégal et bien d'autres sont en plein boom, et leurs économies croissent à un rythme soutenu. Et les entreprises privées ne sont pas l'apanage des pays sans histoires. Nul pays n'est plus ravagé par la guerre que la Somalie, qui n'a plus de gouvernement central depuis plus de dix ans ; elle n'en compte pas moins un secteur privé florissant.
A Mogadiscio, les tarifs de téléphonie mobile sont les moins élevés du continent, essentiellement parce que l'Etat n'intervient pas. Dans le nord du pays, on trouve sur les marchés des téléphones satellitaires dernier cri. L'électricité marche. Lorsque l'Etat s'est effondré, en 1991, la compagnie aérienne nationale a mis la clé sous la porte. Maintenant, cinq transporteurs privés se livrent une guerre des prix sans merci. Cela, c'est la Somalie qu'on ne voit pas à la télévision. Certes, la vie serait bien meilleure pour les Somaliens s'ils avaient un bon gouvernement - ou même n'importe quel gouvernement. Mais il est vrai aussi que ce peuple courageux et plein de ressources a réussi à créer une société qui fonctionne.
Les entreprises africaines pâtissent pour la plupart d'un manque cruel d'infrastructures, mais les personnes que j'ai rencontrées étaient fermement décidées à ne pas se laisser abattre. Il leur est simplement plus difficile d'aller de l'avant. En l'absence d'une distribution d'électricité fiable, la plupart des entreprises doivent recourir aux générateurs. Elles doivent creuser des puits pour obtenir l'eau dont elles ont besoin. Les lignes téléphoniques sont le plus souvent coupées, mais le téléphone portable y remédie.
Un peu partout à travers le continent, j'ai vu un secteur privé qui travaille dur pour trouver des solutions africaines aux problèmes de l'Afrique. Je n'oublierai jamais l'exemple du PDG de Vodacom Congo, le premier opérateur de téléphonie mobile local. Alieu Conteh avait créé son entreprise en pleine guerre civile. Les troupes rebelles occupant l'aéroport de Kinshasa, il lui était impossible de faire venir de l'étranger la tour métallique dont il avait besoin pour porter ses premières antennes. Conteh a alors demandé à ses ouvriers de ramasser des morceaux de ferraille, qu'ils ont soudés pour fabriquer sa tour émettrice, qui est toujours en service aujourd'hui.
Lors de mes entretiens avec des chefs d'entreprise qui ont réussi, j'ai toujours été frappé par leur ingéniosité, leur créativité et leur détermination. Ils représentent l'avenir du continent. Ils devraient être nos interlocuteurs pour discuter du meilleur moyen de faire progresser l'Afrique. Au lieu de cela, la presse se focalise sur les victimes ou les fonctionnaires. Quand les médias étrangers s'emparent de la dernière crise en date, la personne qu'ils cherchent à interviewer est le sauveur étranger, généralement un humanitaire américain ou européen, alors que les sauveurs africains sont partout présents, portant secours sur le terrain. Mais ils ne font pas partie de nos certitudes culturelles. Et il n'y a pas que les médias. Il suffit de jeter un oeil sur les documents publiés par n'importe quelle organisation non gouvernementale. Au mieux, on y voit des photos d'enfants souriants - souriants parce qu'ils ont été aidés par l'ONG en question. Au pis, l'organisation répand le cliché de petits Africains au ventre ballonné, au visage envahi par les mouches, en espérant que la pitié que ces images inspirent lui permettra de remplir ses caisses. "Nous sommes les camelots de la misère", reconnaît un humanitaire devant moi.
Dans les journaux de la finance, l'Afrique n'existe pas
En novembre 2004, l'émission Primetime Live, sur ABC, a présenté un reportage sur le prince Harry et sur son travail au Lesotho auprès des enfants atteints du sida. Le Royaume oublié - Le prince Harry au Lesotho brossait le portrait d'une terre de désolation et de désespoir. Son message était clair : ce minuscule pays désarmé a enfin vu arriver un chevalier dans son armure rutilante. A la fin du film, quand apparaissent les coordonnées des ONG, le téléspectateur est mûr pour faire un don. C'est une bonne chose. Le Lesotho a besoin qu'on l'aide à faire face au sida. Mais aurait-on nui au récit en ajoutant que ce pays enclavé, pauvre en ressources naturelles, a fait démarrer son économie en courtisant assidûment les investisseurs étrangers ? En réalité, c'est tout sauf un royaume oublié. Ainsi, le bond faramineux des exportations en a fait le premier bénéficiaire de l'African Growth and Opportunity Act, une loi votée par le Congrès américain en 2000 et destinée à favoriser les échanges entre les Etats-Unis et l'Afrique par la suppression des droits de douane et des quotas. Plus de 50 000 personnes ont trouvé du travail grâce à des projets locaux. Le reportage ne peut-il pas montrer que ce pays africain a certes besoin d'une aide internationale, mais n'est pas dépourvu d'atouts ?
Un épisode récent de la populaire série Medical Investigation, sur NBC, portait sur une alerte à la maladie du charbon à Philadelphie. La source des spores meurtrières ? Des clandestins venus d'Afrique qui, en jouant du tambour dans un supermarché, contaminent involontairement les clients innocents. Un exemple parmi tant d'autres : s'il s'agit d'une maladie mortelle, pour le scénariste elle proviendra forcément d'Afrique. La plupart du temps, l'Afrique n'existe tout simplement pas. Les pages financières des grands journaux économiques occidentaux ne mentionnent pour ainsi dire jamais les marchés d'actions en pleine expansion du continent. Combien de fois un pays africain - à l'exception, peut-être, de l'Afrique du Sud, de l'Egypte ou du Maroc - a-t-il les honneurs des pages Voyages ? Même remarque pour la météo dans le monde : la liste des métropoles ne contient guère de capitales africaines. Au final, on nous présente une Afrique qui ne nous touche guère. Elle nous semble étrangère, trop différente, incompréhensible. Et, comme nous ne la comprenons pas, nous n'en tenons pas compte.
Ce qui arrive en Afrique n'a pas besoin d'un traitement spécial. La Bourse du Ghana a enregistré la plus forte croissance dans le monde en 2003. Ce n'est pas là le sujet d'un article "positif", c'est de l'information. Beaucoup de gens auraient sûrement trouvé intéressant de savoir qu'ils auraient pu obtenir un rendement de 144 % en y plaçant leurs capitaux...
Encadré(s) :
Annulation de la dette ?
Courrier international
Lors du sommet du G8, organisé les 7 et 8 juillet 2005 à Gleneagles, en Ecosse, les autorités britanniques vont défendre leur plan d'annulation pure et simple de la dette des pays les plus pauvres. Gordon Brown, le chancelier de l'Echiquier, a déclaré début juin : "Je crois que les Américains sont disposés à soutenir la proposition d'une réduction de 100 % de la dette des pays pauvres." Londres propose de vendre une partie des réserves d'or du Fonds monétaire international (FMI) pour effacer l'ardoise des pays les plus endettés à l'égard de cette institution.
Une image déplorable
Courrier international
Lors du Forum économique mondial qui rassemblait, début juin au Cap, des personnalités venues de 42 pays, le président tanzanien, Benjamin Mkapa, a protesté contre la façon dont les médias occidentaux parlent de l'Afrique. "Je suis mécontent de l'image qui est donnée de l'Afrique. La réalité est que le paysage change énormément : en termes d'acceptation d'une véritable responsabilité de la part des gouvernements, en termes de climat favorable à la croissance et aux investissements, et en termes de développement du secteur privé."