KENYA
Malgré la corruption, l'Occident paie toujours
Michela Wrong
The Guardian (Londres)
En dépit de ses malversations financières, le régime kényan est encore soutenu par le Royaume-Uni et la Banque mondiale. Londres et Washington sont trop liés à Nairobi pour accepter de regarder la vérité en face.
En 2005, lorsque John Githongo, le ministre d'Etat kényan chargé de la lutte contre la corruption, s'est éclipsé au cours d'une visite officielle en Europe, les médias kényans et internationaux ont enquêté fébrilement sur sa défection, jugeant inquiétant le départ du responsable de la surveillance des finances d'un pays africain. Chaque année, la communauté internationale verse au Kenya près de 500 millions de dollars [417 millions d'euros] d'aide. Dans ces conditions, on pourrait s'attendre à ce que la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et les gouvernements occidentaux partagent la même curiosité que la presse. Quant au Royaume-Uni, l'un des trois plus gros donateurs, il devrait se sentir particulièrement concerné. Mais il n'en est rien. Après sa réapparition dans un collège d'Oxford, Githongo n'a pas été débriefé par le Département pour le développement international (DFID) britannique, dont la direction a récemment annoncé l'octroi de 55 millions de livres [80 millions d'euros] au Kenya dans le cadre d'un nouveau financement. Peu après, la Banque mondiale lui accordait un prêt de 120 millions de dollars, ce qui n'a pas manqué de surprendre.
Cette stupéfaction vient du fait que, la semaine même où ce dernier prêt était révélé, la presse kényane commençait à publier les raisons de la démission de Githongo à partir du contenu d'un dossier de 36 pages que le fonctionnaire a rédigé en exil. Dans ce document, l'ex-ministre accuse un certain nombre de ses anciens collègues, y compris le ministre des Finances, d'avoir monté de faux contrats visant à voler des centaines de millions de dollars de fonds publics. Le scandale a des ramifications jusqu'au sommet de l'exécutif. En effet, bien qu'il en ait été informé par Githongo, le président Mwai Kibaki n'a pris aucune mesure. Toutes les personnalités mises en cause protestent de leur innocence. Mais, si ces accusations sont fondées - et, pour ce qui est de savoir tirer la sonnette d'alarme, on peut faire confiance à Githongo -, on pourra dire que le gouvernement du Kenya en place depuis trois ans, loin d'avoir rompu avec les pratiques du président Arap Moi, les a portées à un degré de complexité inégalé.
Vu la gravité des accusations, l'octroi de nouveaux prêts paraît inacceptable. Sir Edward Clay, ancien haut-commissaire britannique à Nairobi, a écrit à Paul Wolfowitz, le nouveau directeur de la Banque mondiale, pour protester contre ses "bourdes insultantes et [son] aveuglement", qui enlèvent toute crédibilité aux "hommes et aux femmes courageux qui prennent des risques pour vaincre le fléau de la corruption".
Certains analystes se demandent maintenant s'il y a lieu de prendre au sérieux les déclarations de Wolfowitz faisant de la lutte contre la corruption une priorité. Il avait pourtant suspendu un prêt de 124 millions de dollars destiné au Tchad après sa décision de suspendre un accord visant à assurer que les recettes pétrolières bénéficieraient aux pauvres. Mais, avec le nouveau prêt accordé au Kenya, la banque semble revenir à sa politique traditionnelle en Afrique, consistant à arroser les dirigeants politiques.
On peut se demander pourquoi les donateurs occidentaux se font les complices de la corruption au plus haut niveau. Quand on leur pose la question, les responsables du DFID font valoir que la suppression de l'aide "ne fait que pénaliser les plus pauvres d'entre les pauvres", tandis qu'une surveillance sur le terrain permet de s'assurer que l'argent du DFID ne soit jamais détourné. Touchante naïveté. Car un gouvernement qui tient à escroquer ses concitoyens concentre son énergie sur les parties du budget qui ne sont pas contrôlées par les donateurs étrangers.
Un pays allié dans la guerre contre le terrorisme
Ainsi, les "plus pauvres d'entre les pauvres" se retrouvent parfois avec une école haut de gamme au bout d'une route impraticable. Le développement ne peut pas être livré clés en mains. Et l'idée selon laquelle l'aide peut directement aller dans les mains de ceux qui en ont besoin sans passer par les gouvernements est fausse. Mais les pays prêteurs ne sont pas prêts à l'admettre. Après avoir plaidé pour un doublement de l'aide et un assouplissement des conditions en faveur des gouvernements africains "progressistes", les autorités britanniques sont de plus en plus réticentes à mettre la main au portefeuille. En Ethiopie, elles ont récemment réduit leur soutien budgétaire direct après une brutale répression postélectorale, et, en Ouganda, elles ont gelé leur aide en raison de la dérive antidémocratique du gouvernement. Mais, maintenant que deux de ses protégés sont en difficulté, le Royaume-Uni n'a guère envie d'ajouter le Kenya, lié à Londres par un cordon ombilical affectif et historique, à la liste des pays africains "à problèmes". D'autant plus que la guerre contre le terrorisme a fait apparaître le Kenya, aux yeux tant des Américains que des Britanniques, comme un allié stable dans une région troublée.
Voilà pourquoi le DFID et la Banque mondiale ont présenté leur action sous un jour positif. En annonçant le nouveau prêt, la Banque mondiale a bien insisté sur le fait que 25 millions de dollars seraient consacrés à l'amélioration de la gestion financière au sein des ministères kényans - un geste qualifié d'"hilarant" par sir Edward Clay. Le DFID souligne qu'il a invité Kibaki à rectifier le tir. On imagine l'effet d'une telle recommandation, lorsqu'elle s'accompagne de la remise d'un chèque de 55 millions de livres. Des Kényans m'ont demandé à plusieurs reprises pourquoi mon gouvernement tenait tant à financer des escrocs. Le DFID et la Banque mondiale doivent donc savoir que les "pauvres d'entre les pauvres" ne leur en seront pas reconnaissants.