Le recul des jeunes Noirs
Hétu, Richard
Collaboration spéciale
New York - L'ouragan Katrina a jeté un éclairage troublant sur l'écart qui sépare encore les Noirs et les Blancs aux États-Unis. Ces jours-ci, une avalanche d'études démontrent en fait que la situation des Noirs empire, surtout pour les jeunes hommes dans les villes.
Projetées à la une du New York Times, ces études de Harvard, Columbia et Princeton, notamment, ont provoqué un débat vigoureux sur la culture des jeunes hommes noirs aux États-Unis. Ce n'est toutefois pas ce que souhaitaient leurs auteurs, qui préfèrent les explications " structurelles " comme le chômage, les mauvaises écoles, etc.
Mais Orlando Patterson, éminent professeur de sociologie à Harvard, a fustigé publiquement ses collègues. Il leur reproche de mal expliquer la situation des jeunes hommes noirs et, surtout, de ne suggérer aucune stratégie, aucune solution pour l'améliorer.
La situation est alarmante, personne ne le conteste.
En 2000, 65 % des jeunes Noirs de 20 ans qui avaient interrompu leurs études étaient sans emploi. Parce qu'ils n'en trouvaient pas, n'en cherchaient pas ou étaient tout bonnement en prison. En 2004, ce chiffre avait grimpé à 72 %, contre 34 % chez les Blancs et 19 % chez les Hispaniques.
La hausse du taux d'incarcération n'est pas plus rassurante. En 1995, 16 % des jeunes Noirs de 20 ans qui ne poursuivaient pas d'études supérieures étaient en prison. En 2004, c'était 21 %. Parmi les hommes dans la trentaine, six Noirs sur 10 ayant quitté l'école au secondaire avaient fait de la prison au moins une fois.
Pendant ce temps, le taux de criminalité diminuait dans la plupart des grandes villes américaines.
Le recul des jeunes hommes noirs est d'autant plus choquant qu'il s'est produit au cours d'un boom économique qui a profité au femmes noires et à d'autres groupes désavantagés.
Les experts de Harvard, Columbia et Princeton décrivent la situation des jeunes Noirs comme un cercle vicieux. Ils n'apprennent pas à lire et à compter parce qu'ils fréquentent de mauvaises écoles. Ils abandonnent leurs études secondaires (dans plus d'un cas sur deux en ville) et se mettent à vendre de la drogue parce qu'ils ne trouvent pas d'emploi légal. Ils ne peuvent pas trouver d'emploi légal parce qu'ils ont fait de la prison.
Bref, la société américaine " fabrique des garçons qui n'ont aucun choix honnête ", a déclaré l'auteur d'une des études.
Selon Patterson, cette explication respecte un dogme en vigueur depuis le milieu des années 1960. Ce dogme rejette toute explication tenant compte des attributs culturels d'un groupe minoritaire, en l'occurrence les Noirs des États-Unis, et des comportements qui en découlent. Il participe d'une volonté de ne pas culpabiliser les victimes (du racisme, de la pauvreté, de la violence).
Or, les jeunes hommes noirs des villes ont une culture qui leur est propre, c'est une évidence. C'est la culture du hip-hop (musique), du " bling, bling " (bijoux, marques, gadgets, voitures), de la drogue (consommée autant que vendue), de la conquête sexuelle, de la paternité offerte à la ronde, de la rue qui vaut 100 fois l'école sauf si on excelle dans un sport comme le basketball. C'est la culture de Michael Jordan et de 50 Cent.
Aux États-Unis, les jeunes Blancs ne sont pas tout à fait coupés de cette culture. Ils aiment la mode des Noirs, leur musique, leur basketball. Ce week-end, par exemple, ils suivent avec autant d'intérêt qu'eux les derniers matches du tournoi de la NCAA, où les meilleurs basketteurs sont de jeunes Noirs.
Mais les jeunes Blancs écoutent 50 Cent en préparant leurs examens scolaires. À l'opposé, les jeunes Noirs s'enferrent dans un " piège dionysiaque ", selon l'expression d'Orlando Patterson.
Peu importe leurs résultats scolaires, les jeunes Noirs sont fiers de ce qu'ils sont, soutient le sociologue en évoquant des études sur le sujet. Ils ont d'eux-mêmes une image positive. Après tout, même les Blancs imitent leur style macho, admirent leur côté hors-la-loi. En fait, aux États-Unis, aucun autre groupe ethnique n'a plus d'amour-propre que les jeunes Noirs, filles ou garçons. Cela explique peut-être pourquoi ils lèvent le nez sur les emplois qu'acceptent volontiers les immigrants.
Une telle culture peut-elle être réformée? Patterson répond par l'affirmative et donne un exemple saisissant. Le racisme a longtemps joué un rôle central dans la culture des Blancs du Sud, qui ont dominé les Noirs de la région pendant quatre siècles. Or, en une seule génération, cette culture a changé à un point tel que les Noirs qui ont fui le Sud ségrégationniste ont entrepris au cours des dernières années une migration inverse qui prend des proportions historiques. En dépit des inégalités économiques qui persistent, ils se sentent aujourd'hui plus à l'aise au Sud qu'au Nord.
Dans ses entrevues à la radio ou dans ses textes d'opinion, Patterson exhorte donc ses collègues à laisser tomber un peu leurs statistiques sur le recul des jeunes Noirs. Celles-ci ont leur importance, mais pas autant que les stratégies et les solutions pour faire face à cette tragédie.