Interview Chahdortt Djavann*
« Les islamistes savent convertir les frustrations des jeunes en énergie religieuse. »
Romancière, Chahdortt Djavann, iranienne, a connu le succès l'an passé avec « Bas les voiles ! ». Cet essai d'une laïque farouche fustigeait la mystification de l'obligation du port du voile. Elle récidive avec un petit livre, « Que pense Allah de l'Europe ? » (le 2 septembre chez Gallimard).
Propos recueillis par Mireille Duteil
Le Point : Qu'avez-vous voulu faire ? Pousser un nouveau cri de colère ?
Chahdortt Djavann : Pas du tout. J'ai voulu analyser la stratégie des islamistes et montrer comment ils l'ont déjà utilisée ailleurs. Et j'ai commencé par démontrer pourquoi le voile est l'emblème du système islamiste. Ce voile symbolise la vision du monde par les islamistes. Avec le voile, la femme devient un objet d'échange au sein du seul système islamiste. C'est un système fermé, fasciste, qui exclut les non-musulmans et condamne à mort les apostats. Quant à la stratégie des islamistes, je l'ai examinée à travers les manifestations contre l'interdiction du port du voile à l'école. Premier élément : les « voilées » étaient encadrées par des barbus pour signifier « elles relèvent de notre responsabilité et non des lois de la république ».
Une manifestation syndicale est aussi encadrée par un service d'ordre...
Ce n'est pas la même chose. Deuxième élément : lorsque les femmes voilées se drapent dans le drapeau tricolore, elles veulent signifier qu'en contestant leur droit à porter le voile à l'école on dénie leur droit à la nationalité française. Mais elles veulent aussi dire que l'islam prime sur la nation et le voile sur le drapeau. Substituer la préférence religieuse à la préférence nationale est important pour la seconde ou troisième génération des enfants d'émigrés qui ne se sentent pas tout à fait citoyens du pays où ils sont nés ni du pays où sont nés leurs parents. Il faut comprendre que le discours islamiste n'est pas reçu de la même façon par les populations musulmanes et les autres. Les islamistes le savent et jouent sur ces différences. Troisième élément : le cri « Allah akbar » (Dieu est grand), lancé dans les manifestations. C'est un « Allah akbar » politique, conquérant, qui s'adresse à l'ensemble de la nation musulmane. Peu importe que les musulmans soient d'Afrique du Nord, du Moyen-Orient, du Pakistan. On fait comme si chaque pays n'avait pas son histoire, sa culture. Les islamistes effacent le modèle identitaire au profit de la seule identité musulmane.
N'est-ce pas aussi le défaut des Occidentaux ?
L'amalgame est fait des deux côtés. Il est temps que les musulmans, qu'ils soient en Europe ou ailleurs, comprennent que leur premier ennemi est l'islamisme. Je veux insister sur ce point. Ceux qui en 1989-1990 ont commencé à défendre le droit des mineures à porter le voile dans les écoles n'étaient pas des démocrates suédois ou anglais, mais de soi-disant intellectuels musulmans...
Pourquoi ce silence d'une majorité des intellectuels musulmans ?
Dans le monde musulman, la pensée est confisquée par l'islam. Il n'existe pratiquement pas de pensée qui ne soit pas religieuse. Il faudrait que des intellectuels d'origine musulmane mettent en cause la légitimité du Coran.
La légitimité des interprétations islamistes du Coran ?
Non, du Coran lui-même. Si on dit que c'est l'interprétation qui est en cause et que le Coran est la parole de Dieu, les islamistes vont répliquer : on ne joue pas avec la parole de Dieu. Il faut dire que le Coran est un livre écrit par des hommes et discutable par d'autres hommes. Un livre qui s'est fait à travers les siècles. Comme on accepte aujourd'hui que les Evangiles ont été écrits par les apôtres et ne sont pas la parole de Dieu. Même dans le judaïsme, un penseur comme Abecassis dit que la Torah n'est pas le Livre unique. Si certains musulmans osaient critiquer leur religion, comme Voltaire l'a fait pour la sienne, il pourrait y avoir une évolution de l'islam, sinon elle n'existera jamais. Il faut casser le sacré.
Il y a eu des tentatives dans le passé...
Oui, Avicenne, par exemple. Il y a eu plus d'audace, plus de pensées hérétiques au XIe siècle.
Voyez-vous une accélération du « choc des civilisations » ou commence-t-on à déceler la manipulation de chaque bord ?
Je préfère parler de maladies des civilisations.
Vous dites que la stratégie des islamistes fonctionne mieux en Europe qu'au Maghreb ou au Moyen-Orient ?
Parce qu'elle opère sur des populations musulmanes étrangères à la société où elles vivent. Elles se sentent frustrées, exclues, et fournissent un terrain plus propice à la propagande islamiste que si elles étaient dans leur propre pays. Certaines banlieues d'Europe sont plus islamisées que bien des pays musulmans. Seconde raison de leur succès : les deuxième et troisième générations d'émigrés trouvent chez eux le zèle et le dynamisme qui, estiment-ils, font défaut à leurs parents. Les islamistes savent convertir les frustrations des jeunes en énergie religieuse. Ceux-ci pensent que, si leurs parents avaient eu le même zèle à se défendre, ils ne seraient pas des laissés-pour-compte. Cela explique que l'islamisme a plus d'impact sur la jeunesse en Europe que sur celle d'Iran, par exemple, qui se moque de la religion
* écrivain iranien, auteur de « Que pense Allah de l'Europe ? »
© le point 26/08/04 - N°1667 - Page 31 - 877 mots