L'année Toussaint (1743-1803)

Laferrière, Dany

CELA FAIT deux jours que je tourne en rond dans cette chambre, me demandant comment aborder ce sujet sans trop d'émotion ni de grandiloquence. Moi qui ai passé mon temps à me distancer de la mégalomanie haïtienne. Tout est plus toujours plus grand dans ce pays : le vaudou est la plus grande religion du monde, Duvalier fut le plus grand dictateur des Amériques, nous avons les plus succulentes mangues de la région, la musique et la peinture haïtiennes sont sûrement les plus colorées et les plus vivantes de la planète, le rhum Barbancourt (là, je suis d'accord) est sans conteste le meilleur de la Caraïbe. Voilà un peuple plus pauvre que Job qui croit dur comme fer qu'il est né pour le gâteau tout entier. L'ironie du sort c'est qu'il coexiste depuis plus de 50 ans avec un peuple riche qui croit, lui, qu'il est né pour un petit pain. J'ai toujours pensé que c'était le mariage parfait.

Un nouveau pays

Je suis allé voir ce jeune ami dramaturge, natif de Boucherville, toujours tout feu tout flamme pour sa culture. Michel Duchesne ne s'intéresse pas uniquement aux derniers disques ou aux derniers romans parus. Avec lui, je peux décortiquer autant les poèmes de Madeleine de Verchères que la politique de l'intendant Jean Talon. Et si on a des doutes à propos des talents poétiques d'Honoré Beaugrand, on croit encore que La Marche à l'amour de Miron est une heureuse cavalcade dans les prairies éternelles. Nous ne sommes pas nombreux à savoir que Duplessis se prénommait aussi Le Noblet.

-Comment sais-tu tous ces détails à propos de la culture québécoise? me demande-t-il.

-Parce que j'ai choisi de vivre dans ce pays et qu'il me semble que c'est la moindre des choses que de le connaître à fond.

Il me regarde un long moment.

-Je me suis toujours demandé comment tu as fait pour changer de pays.

-Je n'ai pas changé de pays et on ne peut demander cela à personne. Par contre, on peut habiter parfaitement un nouveau pays, comme on peut parler sans accent une autre langue.

Cinq grands noms

Un peu plus tard, vers le soir.

-Je sens chez toi, me dit Michel, comme une blessure...

-Je ne suis pas un homme blessé, mais il y a une chose qui me fait de la peine. Le fait que la grande majorité des gens d'ici ne peuvent pas citer, après 50 ans de vie commune, au moins cinq noms importants de la culture haïtienne.

-Oh, tu sais, on a déjà ce problème avec nos propres héros.

-Les Haïtiens forment quand même la plus importante communauté francophone du Québec, il me semble que cela devrait vouloir dire quelque chose.

-J'accepte de suivre le cours de base, Haïti 101... Comment s'appelle le plus grand romancier haïtien?

-Jacques Roumain. Et Gouverneurs de la rosée est le roman emblématique de la littérature haïtienne.

-Le plus grand peintre?

-Hector Hyppolite. C'était un hougan (un prêtre vaudou) qui couvrait les murs de son temple de figures de dieux, de déesses et de scènes vaudouïsantes. Les surréalistes l'ont reconnu comme une de leurs sources vives. Pour eux, Hyppolite, plus que le Douanier Rousseau, habitait l'univers du rêve mystique.

-Le plus grand poète?-

Il y a au moins trois noms: Oswald Durand, le barde populaire du début du XIXesiècle, Etzer Villaire (l'auteur des Dix hommes noirs) et Magloire Saint-Aude, que Breton comparait à Nerval et à Scève.-

Le plus grand sportif?-

Sylvio Cator, médaillé olympique du saut en longueur (Amsterdam, 1928).-

Le plus grand homme politique?-

C'est Dessalines qui a conduit Saint-Domingue à l'indépendance le premier janvier 1804, mais c'est Toussaint Louverture qui a mené cette effroyable guerre des nerfs contre la plus puissante armée de l'époque.-

Si je dis ces noms à un Haïtien?-

Il sourira parce qu'il aura l'impression d'exister pour toi. Et il s'empressera de mieux te connaître. Cela se fait, vous savez, dans les deux sens.

Une si riche colonie

Qui est ce Toussaint Louverture, dont certains, comme le cinéaste Eisenstein, croient qu'il est l'un des plus grands hommes politiques des temps modernes? C'est lui qui a conduit, en fin stratège doublé d'un puissant chef de guerre, un peuple d'esclaves sur le chemin de l'indépendance. C'est peut-être la première fois qu'on peut employer à bon escient le mot révolution, qui signifie chambardement total des valeurs établies. De l'état d'esclave à celui de citoyen. Et cela face à l'armée napoléonnienne.

La colonie de Saint-Domingue rapportait, à l'époque, au XVIIIe siècle, à la France presque la moitié du PNB de l'État français. Mais les choses s'enveniment. Les colons établis dans l'île ne veulent plus de ce contrat léonin (le mercantilisme) qui les oblige à ne commercer qu'avec la métropole. Les affranchis exigent que l'État français leur accorde tout de suite le droit de vote. Et les esclaves veulent tout simplement la liberté. Le problème c'est que Bonaparte a grandement besoin de l'argent que lui rapporte Saint-Domingue pour mener à bien sa politique impérialiste. C'est ainsi qu'il rassemble 30 000 hommes sur 86 vaisseaux de guerre qu'il envoie à Saint-Domingue, sous les ordres de son propre beau-frère (le mari de Pauline), le général Leclerc. Cette expédition militaire n'a qu'une mission: mater tous ceux qui grouillent politiquement (colons et affranchis) dans la colonie, et rétablir en fin de compte l'esclavage.

Une poudrière

L'expédition trouvera Toussaint en face d'elle, à la tête d'une armée d'anciens esclaves mal armés, inexpérimentés, pieds nus et affamés, mais dévorés par la passion de la liberté.

Toussaint est né à Saint-Domingue le 20 mai 1743. C'est un ancien esclave du nord de l'île, la région des plus riches planteurs. De petite taille (à peu près 1m50), maigrichon, ce petit-fils d'un roi arada s'est fortifié seul jusqu'à devenir un cavalier exceptionnel. C'est son oncle, Jean-Baptiste, qui lui apprit assez tard à lire et à écrire. Il s'enrôla d'abord dans l'armée française, puis rejoignit les Espagnols pour revenir ensuite à la France, et cela sans cesser de négocier avec les Anglais. Fin stratège, il devint rapidement l'un des acteurs-clés de la région. Bonaparte comprit vite qu'il fallait compter avec Toussaint. Il le nomma d'abord général de division, puis général en chef des armées françaises de Saint-Domingue. Impatient de passer à l'étape politique, Toussaint fit adopter une constitution le 8 juillet 1801 (on était encore sous le régime colonial), selon laquelle il s'accorda le titre de gouverneur général de l'île. Le voilà, à 58 ans, maître absolu d'une colonie qui n'était plus qu'une poudrière prête à exploser.

La souveraineté-association

Toussaint imagine cette audacieuse solution qu'il propose à Bonaparte: Saint-Domingue deviendra indépendant tout en gardant des liens privilégiés avec la France. Les colons auront ainsi la possiblité de commercer avec d'autres pays, les affranchis seront des citoyens à part entière, et les esclaves des hommes libres. En échange, Toussaint promet de désamorcer la bombe politique tout en maintenant un régime assez dur pour empêcher l'ancienne colonie de sombrer dans la faillite économique et sociale qui la menace. Même ses ennemis pensent qu'il est le seul homme capable d'un tel miracle. Cédant aux pressions des colons français, Bonaparte (il a d'ailleurs reconnu à Sainte-Hélène que la destitution de Toussaint fut la pire erreur politique de sa carrière), ordonne l'arrestation du général de division. Toussaint est arrêté le 7 juin 1802, et emprisonné sur place jusqu'à son ordre de transfert en France le 23 juillet. Il arrive au Fort de Joux, dans le glacial Jura, le 23 août pour mourir le 7 avril, à 59 ans. L'hiver de 1803 lui fut mortel.

Après le départ de Toussaint, c'est Dessalines qui prit le commandement des troupes indigènes avec ce terrible cri de guerre: "Coupez les têtes, brûlez les maisons." L'armée française mordit la poussière, à Vertières, le 18 novembre 1803. Cette guerre, que Toussaint voulait éviter à tout prix, ruina à jamais la colonie. C'est dans ces conditions que Saint-Domingue devint Haïti le 1er janvier 1804.

La cellule

J'ai visité la cellule de Toussaint le 3 octobre dernier, 200 ans après son passage. C'est une assez vaste pièce (6,50 m de long sur 3,90 m) avec une large cheminée. Et les murs ne sont pas du tout décrépits comme une mythologie haïtienne l'avait toujours laissé entendre. On peut bien se demander dans quel état se trouvait la cellule quand le général Louverture l'avait intégrée le 23 août 1802 pour ne plus jamais en ressortir, même pas pour une heure de promenade. En outre, celui-ci s'est constamment plaint de la température. Les autorités de la région m'ont pourtant certifié que Toussaint n'est pas mort de froid mais d'une apoplexie compliquée d'une pleuropéripneumonie. Ce qui est sûr, c'est qu'il est mort seul le 7 avril 1803. Durant les derniers mois, il lui était totalement interdit de communiquer avec l'extérieur. On avait élevé un mur de briques devant sa fenêtre, ne laissant qu'une petite ouverture (0,27 m sur 0,49 m) pour permettre à un mince filet de lumière d'éclairer la pièce. De sa chambre, l'Antillais ne pouvait pas voir le ciel.

Je suis resté seul, un long moment dans la cellule, à méditer sur le sort de cet ancien esclave qui a fondé une nation.

La lettre Sa dernière lettre manuscrite est pour sa femme.

"À ma Dame Toussaint Louverture."

"Vous savez mon attachement pour une femme que je chéris. Pourquoi n'avez-vous pas donné de vos nouvelles? Je vous embrasse toute tendrement, je suis pour la vie votre fidèle époux."

La lettre n'est jamais parvenue à son destinataire suivant la volonté de l'État français, comme, je suppose, celles que sa Dame lui avaient envoyées.

Vous pouvez écrire à Dany Laferrière à l'adresse suivante: arts@lapresse.ca