La Presse
Monde, samedi 3 janvier 2004, p. A16
Aristide tient son pari du bicentenaire
Mais ses multiples opposants réclament une sortie de crise sans lui
Khan, Jooneed
Port-au-Prince - Jean-Bertrand A ristide a adressé jeudi une forte réponse politique à ses opposants, qui l'accusent de dictature et de corruption et réclament sa démission comme président d'Haïti, en réunissant plusieurs dizaines de milliers de partisans à Port-au-Prince pour commémorer le bicentenaire de l'indépendance de la république antillaise.
L'immense foule de gens du petit peuple agitant le drapeau national et criant "Aristide pour cinq ans" avait été transportée par des autobus et des véhicules de sociétés d'État. Les abords et les rues du Champ de Mars étaient jonchés d'assiettes de plastique dans lesquelles des repas leur avaient été servis, que des employés ramassaient à la pelle.
Jouant à fond l'avantage du pouvoir à mi-chemin de son mandat qui expire le 7 février 2006, Aristide s'envolait peu après en hélicoptère vers Gonaïves, ville où fut proclamée l'indépendance le 1er janvier 1804 par les esclaves vainqueurs de l'armée française.
Ses opposants descendaient entre-temps des hauteurs de Pétionville, les fantassins en tête de cortège, le regard en feu, les autres en voitures privées, téléphone cellulaire vissé à l'oreille. Objectif: pénétrer le Champ de Mars pour fleurir la place des Héros de l'indépendance.
"Bonne année et un bicentenaire de liberté pour un millénaire de paix", a déclaré Aristide lors d'une cérémonie écourtée devant une foule plus petite à Gonaïves, où des opposants armés font régner la terreur depuis des mois. Il a promis des élections et appelé ses adversaires à "respecter le verdict des urnes", avant de regagner la capitale, où la marche des opposants avait tourné à l'affrontement avec la police antiémeute dans la basse ville, faisant plusieurs blessés.
Le président sud-africain Thabo Mbeki est le seul chef d'État étranger à avoir fait le déplacement à Port-au-Prince et le premier ministre bahamien, Perry Christie, le seul chef de gouvernement. Un grand nombre de pays y étaient présents par leurs diplomates, certains accompagnés de députés, dont les États-Unis et la France. Le diplomate canadien David Lee, chef de la mission spéciale de l'OEA, y était aussi.
Lors du spectacle de chants, de danses et de tambours présenté sur la pelouse du palais national, devant les invités installés sur la véranda de l'édifice aménagée en estrade, des jeunes ont défilé avec 28 drapeaux, dont ceux d'Haïti et des États-Unis, mais pas ceux du Canada et de la France. Le Brésil, le Mexique, le Venezuela, Cuba, l'Afrique du Sud et... Taiwan (qu'Haïti reconnaît toujours, au grand dam de la Chine) étaient parmi les plus importants des pays ainsi représentés.
Mbeki a parlé de la révolution haïtienne comme d'une "inspiration pour tous les pauvres du monde", et il a défini les nouveaux esclavages comme étant "la misère, le sous-développement et la discrimination". Sa contribution de 10 millions de rands au bicentenaire d'Haïti et l'envoi d'un ravitailleur de la marine sud-africaine pour sa propre sécurité lui ont valu les critiques de l'opposition blanche sud-africaine, regroupée dans la Democratic Alliance (DA), qui l'a accusé de soutenir "un régime qui viole les droits de l'homme".
Son entourage a accusé la DA de "racisme" et évoqué une possible médiation sud-africaine entre les belligérants haïtiens. Mais Mbeki a dû rebrousser chemin quand son hélicoptère a essuyé des tirs alors qu'il tentait d'atterrir aux Gonaïves. Il était présent toutefois jeudi soir à une soirée de gala au Palais national, où l'acteur américain Danny Glover et les chanteurs haïtiens Carole Demesmin, James Germain et Joe Trouillot figuraient parmi les artistes sur scène.
Quand Aristide a pris la parole, après Perry Christie et la démocrate américaine Maxine Waters, la foule, qui avait déjà aplati un pan de la grille devant le palais, faisant quelques blessés légers, a envahi la pelouse et surgi vers l'estrade, aux cris de "Aristide ou la mort". Dans les rues déjà, ses partisans scandaient: "Si Aristide s'en va, on va couper des têtes et brûler des cases."
Maniant tour à tour le créole, le français, l'anglais et l'espagnol, le chef de l'État contesté a affirmé "Élection oui, coup d'État non" et fait crier à la foule son refus absolu de retourner au "marronnage", l'ère de l'esclavage où les esclaves évadés étaient appelés "marrons".
Revenant sur les 21 milliards de dollars américains qu'il réclame à la France comme "restitution de la rançon de l'indépendance", il a présenté une "Déclaration du bicentenaire" en 21 points visant l'horizon 2015: baisse sensible des taux de mortalité et de malnutrition, élimination totale de l'analphabétisme, croissance des services publics (eau, électricité, routes) et des infrastructures scolaires.
Selon la Constitution, Aristide ne peut pas briguer un troisième mandat à la tête du pays. Mais son discours d'hier présentait le programme de son parti, Fanmi Lavalas, pour les prochaines élections, ayant bon espoir que son parti exercera le pouvoir au moins jusqu'en 2015.
Ce n'est pas ce qu'envisage la coalition d'opposants appelée "Plate-forme démocratique de la société civile, des partis politiques et autres secteurs", front commun hétéroclite du secteur privé et de syndicats, d'ONG et d'étudiants, de professionnels et d'organisations de la société civile. Le Parlement actuel, dominé par Lavalas et mal élu aux yeux des opposants, devient caduc le lundi 12 janvier 2004, et l'opposition redoute un "vide du pouvoir".
Lors d'une conférence hier, alors que les débris des barricades de pier
res, de branches et de pneus brûlés de la veille dans la basse-ville avaient été enlevés, la plate-forme a présenté ses "demandes consensuelles": abandon du pouvoir par Aristide et le gouvernement Lavalas; nomination d'un président de transition, d'un conseil de neuf sages et d'un conseil d'État chargé d'organiser, d'ici 24 mois au plus tard, des élections libres et démocratiques.
Il y a un mois encore, des opposants envisageaient la sortie de crise "avec Aristide", qui a appelé à un dialogue national avec l'appui des États-Unis. Les événements du 5 décembre, quand des "chimères", partisans armés de Lavalas, ont battu étudiants et professeurs à l'Université d'État et brisé des locaux, ont renforcé ceux qui prônent une solution "sans Aristide".
Illustration(s) :
AP
Manif ambivalente au jour de l'An devant le Palais national à Port-au-Prince. Il s'agissait officiellement de célébrer le bicentenaire de l'indépendance, mais aussi d'appuyer le président Aristide dont une forte opposition réclame le départ.