Islam et Occident
Interview Tarik Ramadan *
« La France s'oppose à Bush : elle est l'amie des Arabes. Elle interdit le foulard : elle en est l'ennemie »
Propos recueillis par Jérôme Cordelier
Le Point : Quels sont les torts des chrétiens aux yeux des musulmans ?
Tariq Ramadan : Sur un plan théologique, il existe trois pommes de discorde. Le péché originel, d'une part, qui est absent de la religion musul- mane. Le statut de Jésus, ensuite, que la tradition musulmane reconnaît comme prophète et non comme fils de Dieu. Et, enfin, la question de la Trinité, qui permet aux plus littéralistes ou radicaux de dire que le christianisme n'est plus un monothéisme. Il faut ajouter que le christianisme, très logiquement, ne considère pas le Coran comme une révélation : sa source a pu être d'inspiration divine, mais elle n'est pas parole de Dieu. En revanche, la majorité des musulmans reconnaît les chrétiens comme des gens du Livre - « ahl al-kitab ».
Ce qui n'empêche pas les conflits - parfois sanglants - entre musulmans et chrétiens. Quelles en sont les causes selon vous ?
On doit tenir compte des contentieux historiques. A partir du Xe siècle, les musulmans ont entendu le discours véhiculé par les croisades. Tout au long du Moyen Age, et aujourd'hui encore parmi les chrétiens les plus intégristes, l'opinion dominante dans la chrétienté est que l'islam est une hérésie qu'il faut soumettre, et Mahomet, un imposteur.
Autre fait historique : la colonisation. Pour nombre de musulmans, la colonisation politique, à partir du XIXe siècle, a ouvert les portes aux missions d'évangélisation. Des gens qui ont vécu cette époque sont encore vivants. En Afrique, en Indonésie, en Malaisie, cette présence mission- naire persiste. La décolonisation a permis la disparition physique du pouvoir politique, mais il subsiste un pouvoir économique qui entretient la pauvreté. L'impression des musulmans est que l'évangélisation se poursuit sous une autre forme, par l'assistance aux pauvres, le soutien éducatif. La perception du commun des gens, non pas des plus pauvres qui n'ont pas le choix, mais des populations plus ou moins cultivées, est que la majorité de ces programmes humanitaires ne sont pas dénués d'arrière-pensées. D'où une très profonde méfiance, une suspicion. Il faut ajouter, aujourd'hui, la fracture sociale, les rivalités ethniques et les replis identitaires qui produisent leurs effets : en Indonésie ou ailleurs, on se met à chasser les commerçants chrétiens pour des raisons qui n'ont d'abord rien à voir avec la religion. Enfin, au niveau international, l'utilisation par Bush du terme de « croisade », qui a fait le tour du monde musulman !
Voulez-vous dire que l'Occident fait preuve d'arrogance ?
Je dirais plutôt que les musulmans ressentent beaucoup de pater-nalisme. Je fais référence au discours suivant lequel l'islam ne vivra son « aggiornamento » que lorsqu'il passera par la même histoire que l'Occident chrétien, en clair, lorsqu'il aura effectué son Vatican II. Comme s'il n'existait qu'une seule histoire ! Aujourd'hui, dans le monde musulman, il y a une confusion caricaturale entre Occident et chrétienté. Des décisions de droit local, émanant d'Etats, sont très vite vues comme des attaques contre l'islam. Dans ces pays peu éduqués, on se situe malheureusement dans le registre de l'émotion. Quand la France s'oppose à la politique américaine, on pense qu'elle est l'« amie des Arabes » ; quand, un an plus tard, on y interdit le foulard à l'école, elle devient l'« ennemie de l'islam ».
Quels sont les effets de ce « paternalisme » ?
La puissance et la domination proviennent du Nord. Les Etats-Unis, au niveau international, et Israël, au niveau local, sont perçus comme des pays dominateurs. Et les musulmans se voient comme résistants à cette domination. C'est ce que répète à l'envi l'élite actuelle en Irak. Et, depuis le 11 septembre, le Nord résiste à une puissance informelle qui s'appelle Al-Qaeda. Bref, dans les deux camps aujourd'hui, on se perçoit en résistance. Et résister au nom de Dieu est plus facilement considéré comme légitime. Ce sont deux simplismes qui s'affrontent.
Au point de légitimer le terrorisme ?
Des banlieues françaises aux sociétés musulmanes, vous ne trouverez pas de soutiens, sauf infimes, aux interventions de New York, Bali ou Madrid. On ne peut pas confondre les résistances irakienne ou palestinienne avec les actions pro-Ben Laden.
Mais il s'agit toujours de « djihad »...
A une - énorme - différence près : l'Irak est considéré comme un territoire occupé - « ard muhtalla », comme l'on n'arrête pas de l'entendre actuellement sur les télévisions arabes - par une force étrangère qui cherche à imposer une démocratie sous tutelle. Dans l'esprit d'une majorité de musulmans, le « djihad » de la résistance irakienne n'a rien à voir avec celui des partisans de Ben Laden. Une chose est flagrante, quand on voyage : des deux côtés, la peur domine.
* Professeur de philosophie au Collège de Genève. Dernier ouvrage : « Peut-on vivre avec l'islam ? » (Favre).
© le point 22/04/04 - N°1649 - Page 68 - 780 mots