Islam et Occident
14 siècles d'hostilité
Des croisades à la guerre en Irak, deux mondes vident une querelle vieille de mille quatre cents ans
François Dufay
«Un spectre hante l'Europe », écrivait Marx dans le « Manifeste du Parti communiste ». Aujourd'hui, le spectre qui, à Londres, Paris ou Madrid, terrorise les foules occidentales ne porte plus le couteau entre les dents des révolutionnaires, mais le bandeau vert de l'islam fondamentaliste.
Etonnant retournement de l'Histoire ! Depuis le 11 septembre 2001, tout se passe comme si, à peine refermée la longue parenthèse de l'affrontement Est-Ouest, une guerre de Religion ancestrale, née sur le pourtour de la Méditerranée et qui n'a jamais connu de vrai cessez-le-feu, reprenait sa place sur le devant de la scène. Foules barbues scandant le nom d'Allah sur fond de dômes d'or, Vieux de la montagne lançant ses kamikazes sur les infidèles, « croisés » égarés dans les sables de l'Orient compliqué, guerre inexpiable pour le contrôle des Lieux saints : l'actualité de 2004 ressemble ces jours-ci à un improbable remake du temps des croisades, reformaté par CNN - ou par Al-Jazira. Sur les vidéos servant à signer leur crime, les terroristes qui ont frappé Madrid le 11 mars ne désignent-ils pas l'Espagne de son ancien nom arabe « al Andalus », ou encore la « terre de Tarek ben Ziyad », par référence au gouverneur de Tanger qui conquit l'Ibérie au VIIIe siècle ? Forts chacun d'un milliard d'âmes, et malgré la dissymétrie de leurs moyens, deux mondes antagonistes semblent vider, à coups d'anathèmes et de lance-roquettes, une querelle vieille de quatorze siècles, à laquelle l'islamisme, ce tiers-mondisme enturbanné, a donné un nouveau souffle brûlant.
Faut-il pour autant prendre ce cauchemar en mondovision au pied de la lettre ? N'est-ce pas précisément mordre à l'hameçon des Ben Laden et autres prophètes du pire ? Les experts de l'Orient refusent de souscrire à ce « choc des civilisations » trop bien scénarisé. Non sans arguments. Le village planétaire de 2004, plaident-ils sans peine, où s'affrontent sporadiquement hyperterrorisme et hyperpuissance, n'a plus aucun rapport avec le monde de Saladin et de Richard Coeur de Lion. Rétrograde mais aussi enraciné dans les réalités contemporaines, l'islam radical, qui cible d'abord les régimes « corrompus » du monde arabe, a fait au total plus de morts musulmans que chrétiens. De plus, comme l'assurait récemment l'islamologue Bruno Etienne, loin de constituer une cinquième colonne, « 90 % des Français d'origine immigrée sont intégrationnistes et consuméristes ». Et l'on pourrait en dire autant des Turcs d'Allemagne ou des Pakistanais d'Angleterre.
Un imam inquiétant
Mieux : les rapports entre Islam et Occident n'ont pas toujours été ce fleuve de sang qu'on décrit complaisamment. Dernier historien en date à ébranler nos certitudes, Jack Goody publie sur ce sujet un livre décapant intitulé « L'Islam en Europe » (La Découverte). Ce professeur à Cambridge s'efforce de restituer une histoire commune tissée d'échanges commerciaux, d'emprunts culturels, de transferts techniques et même d'alliances politiques. De la numération arabe à la fabrication du papier, en passant par l'invention de l'amour courtois, on n'en finirait pas de dénombrer tous les « cadeaux » que l'Occident a reçus de l'Orient. De l'Orient ? Mais l'islam, présent jadis en Espagne, et toujours vivace dans les Balkans, est lui aussi une religion européenne, rappelle Goody. Une réalité rendue irréversible par l'enracinement d'une quinzaine de millions d'immigrés musulmans en Europe. Bref, l'islam ne constituerait pas un « autre » absolu de la culture occidentale, mais au contraire une de ses composantes occultées. « Plus qu'une terre chrétienne, soutient Jack Goody, le continent européen est en fait à la croisée des voies de pénétration des trois grandes religions écrites. »
Une séduisante construction intellectuelle, sous la plume d'un intellectuel engagé, qui enjambe allègrement les fractures de l'Histoire. Et qui enfouit sous les pétales de roses un contentieux si profond qu'en ce début de IIIe millénaire, de l'Irak à l'Afghanistan en passant par la Palestine et la Tchétchénie, il alimente plusieurs conflits armés... Islam et Occident ? « Un malentendu ancien, aujourd'hui des escarmouches, et demain peut être le clash », résume de son côté Hubert Védrine. Aux yeux d'un observateur aussi averti que l'ancien ministre des Affaires étrangères, rien ne sert de nier le frottement de plaques tectoniques qu'a décrit, avant les autres, le politologue américain Samuel Huntington. Mieux vaut, pour conjurer le choc des civilisations, le regarder en face. « Trois catégories de gens, analyse Hubert Védrine, se liguent pour nier cette réalité. D'abord, les tenants de l'universalisme, qui pensent que tous les hommes sont identiques, qu'il y a un modèle de civilisation unique, à base de droits de l'homme et de démocratie. Ensuite, les spécialistes occidentaux de l'Orient amoureux de l'islam, qui dialoguent à longueur de colloque sur Averroès. Enfin, les musulmans modernes, qui craignent, si l'affrontement s'aggrave, de se trouver broyés entre le marteau et l'enclume. »
Mais, quoi qu'en disent les bien- pensants, l'engrenage de la haine s'est mis en route. A tout le moins, une terrifiante incompréhension, que n'ont atténuée ni les moyens de communication modernes ni les flux migratoires ou touristiques. Ce qui fait dire à certains observateurs que nous vivons moins un choc des cultures qu'un « choc des incultures ». « Nous jugeons très sévèrement la condition de la femme en terre d'Islam, rappelle Hubert Védrine. Mais dans le monde arabe beaucoup de gens sont choqués par l'abandon des personnes âgées en Occident. » Certes, mais cette symétrie vole en éclats lorsque Abdelkader Bouziane, imam salafiste et polygame d'une mosquée de Vénissieux, déclare à Lyon Mag' que « battre sa femme est autorisé par le Coran » et souhaite que le « monde entier devienne musulman ».
Est-il temps d'enrayer la machine infernale ? « Si les chefs d'Al-Qaeda arrivent à convaincre le monde musulman de se rallier à leurs vues et de se ranger sous leur bannière, l'Amérique, mais pas seulement elle, devra se préparer à un long et âpre combat. En effet, l'Europe, surtout dans sa partie occidentale, abrite aujourd'hui des communautés musulmanes de plus en plus importantes, et beaucoup d'Européens commencent à ressentir leur présence comme un problème et parfois comme une menace », prophétisait Bernard Lewis dans son dernier livre, « L'islam en crise » (Gallimard). C'était avant les tueries de Madrid. Pour le grand islamologue américain, aussi admiré que contesté, le mal, désormais bien identifié, dont doit s'expurger le monde arabo-musulman ne se limite pas au sous-développement. C'est bien plutôt le ressentiment historique d'une civilisation qui n'a pas supporté d'être distancée, depuis trois siècles, par sa rivale chrétienne. Enkysté dans la tradition, incapable de se réformer, le monde islamique, au lieu de se donner les moyens de ses ambitions, cherche à renouer avec un âge d'or mythique tout en rendant l'Occident coupable de ses propres insuffisances. Aux yeux de certains islamologues, comme Gabriel Martinez-Gros et Lucette Valensi, auteurs de « L'islam en dissidence » (Seuil), c'est en ce sens, et non parce qu'il serait un totalitarisme vert, que l'islamisme peut être comparé au fascisme. Comme le fascisme dans les années 1920, il naît d'une réaction violente et désespérée à « une transition immense, douloureuse, qui déracine croyances, hiérarchies, solidarités traditionnelles ». Ce qui expliquerait, au passage, son caractère hybride. « L'islamisme est tendu entre Coran et béton, entre origine bédouine et rap des banlieues, comme le nazisme l'était entre les cheminées industrielles saxonnes et la grande forêt germanique des aubes de la race. »
Le prurit islamiste est-il donc le dernier spasme d'un monde archaïque, avant son aggiornamento ? Ou bien la forme que prend une guerre civile planétaire, sans fin, entre les déshérités et les nantis ? Restant interdit devant tant de rancoeur, l'Occident - plus voltairien que bigot, mais toujours expert en ingérence - n'imagine pas de ne pas imposer partout sa raison démocratique et ses moeurs. Par la force, s'il le faut. Moyennant quoi, il risque de rester longtemps, aux yeux des musulmans, une nouvelle Babel, arrogante et décadente. Tandis que pour les Européens le monde islamique demeurera ce rivage des Syrtes d'où, à tout moment, peut venir le pire.
Le contentieux
Les Européens ressentent comme une menace la présence de 15 millions de musulmans sur leur sol.
Les musulmans ne comprennent pas la culture occidentale, et réciproquement : de là ce qu'on a appelé le « choc des incultures ».
L'inconscient collectif arabo-musulman est travaillé par le ressentiment historique d'une civilisation distancée depuis trois siècles par sa rivale chrétienne.
L'Occident veut imposer universellement sa raison démocratique et ses moeurs. Le monde islamique y voit une insupportable arrogance.
© le point 22/04/04 - N°1649 - Page 56 - 1415 mots