Islam et Occident
Interview Gérard Leclerc *
« L'Islam et l'Occident chrétien sont en lutte pour un leadership planétaire »
Propos recueillis par Jérôme Cordelier
Le Point : Que reprochent les chrétiens aux musulmans ?
Gérard Leclerc : Un musulman est un être un peu étrange pour un chrétien. Il existe dans l'Ancien et le Nouveau Testament une notion essentielle que l'on ne retrouve pas dans le Coran : une grande proximité avec Dieu, presque une familiarité. Allah, lui, ne s'est pas incarné.
Les musulmans se reconnaissent comme fils d'Abraham, mais considèrent leur religion, avec son fondateur, Mahomet, comme « le sceau final » de la révélation. Donc, au départ, chrétiens et musulmans se heurtent sur un désaccord de fond. Les musulmans réservent une place de choix à Jésus et une grande vénération à Marie. Mais ils pensent que le Nouveau Testament est une écriture falsifiée.
L'islam, pour moi, est une sorte de gnose, un pur savoir divin qui ne demande pas d'interprétations, d'herméneutique en termes savants. Il y eut un moment, au Moyen Age, où la discussion théologique était possible - les fameuses « Lumières médiévales » du philosophe Leo Strauss. Malheureusement, depuis, comme l'a souligné récemment le mufti de Marseille, Soheib Bencheikh, la pensée musulmane n'a pas évolué, à cause d'un blocage énigmatique. L'histoire de l'Occident est marquée par la séparation du spirituel et du temporel. Pas celle de l'islam, qui conçoit la communauté des croyants, l'« oumma », sur un mode politico- religieux. D'où des visions du monde différentes.
Lesquelles ?
Les musulmans ont une conception plus fataliste de l'histoire, les chrétiens, plus volontariste. Je reconnais aux musulmans d'avoir su garder le sens de la transcendance : les jeunes issus de l'immigration « entrent » beaucoup mieux dans Pascal que certains bourgeois français enfermés dans leur positivisme étroit. Mais je m'inquiète d'un certain nombre d'interdits islamiques qui, jusqu'en milieu universitaire, viennent brimer la liberté de l'intelligence - et ces interdits sont plus dangereux que le simple port du voile... A contrario, le libre arbitre est une notion capitale de l'histoire de la pensée chrétienne.
Y a-t-il affrontement entre deux systèmes de valeurs spirituels ?
Je refuse la vision manichéenne Islam contre chrétienté qui conduit à la situation irakienne. Sans doute y a-t-il des différences essentielles de perceptions. Mais je ne veux pas entrer dans l'affrontement absolu, comme le font les néoconservateurs américains. D'abord pour une raison simple : l'Islam n'est pas un monde univoque.
Pourtant, cet affrontement est une réalité...
Oui, mais comment le définir ? Ce n'est pas les anciens contre les modernes, mais les modernes contre les modernes. Il s'agit d'une lutte pour la puissance entre deux mondes en « compétition mimétique » - suivant l'expression de René Girard - pour un leadership planétaire. C'est un phénomène de possession à la Dostoïevski. Je n'y perçois pas un choc spirituel.
Pensez-vous que l'Occident soit menacé par l'Islam ?
Sur un front guerrier, certainement pas : la disproportion des forces au profit de l'Occident est évidente. Quant à l'islamisation supposée de la société française, il est abusif d'en parler. Je pense au contraire qu'il y a une « francisation » nette des jeunes musulmans. En France, dans le milieu chrétien, deux positions sont possibles sur l'islam. Celle de Louis Massignon, très admiratif du sens du divin et de la ferveur des musulmans. Et celle d'Alain Besançon, considérant l'islam comme ennemi historique de la chrétienté et refusant d'idéaliser des musulmans qui, eux, sont sans concessions à l'égard des chrétiens.
Que voit-on actuellement ? D'une part, des musulmans qui se convertissent au christianisme en France sont menacés de mort, et dans les pays musulmans les chrétiens d'Orient sont poussés à l'exil. Mais, d'autre part, la société iranienne, qui était partie dans la voie du fondamentalisme le plus dur, est en train d'exploser. J'adopterai donc une position médiane
* Journaliste et écrivain, auteur des « Dossiers brûlants de l'Eglise » (Presses de la Renaissance).
© le point 22/04/04 - N°1649 - Page 68 - 625 mots