Les quatre dates clés qui ont marqué le conflit
Depuis Charles Martel, l'Histoire a été ponctuée de guerres, de croisades, de conquêtes. Aujourd'hui encore, l'Occident et les musulmans n'en finissent pas de s'affronter. Récits.
719 - Les Arabes sont à Narbonne
Par Jack Goody - Extrait de « L'islam en Europe » (La Découverte).
Après la prise du royaume wisigothique d'Espagne, les Arabo-Berbères poursuivent leur avancée par-delà les Pyrénées. En 719, Narbonne tombe aux mains des musulmans et restera sous leur domination quarante ans. La Septimanie, qui regroupe les évêchés de Narbonne, Nîmes, Agde, Béziers, Carcassonne, Maguelonne et Elne (auxquels s'ajoute un « comté juif », les juifs représentant un tiers des propriétaires fonciers de la région), passe sous protectorat. Les Arabes progressent vers le nord, convoitant Toulouse, tenue par les Francs, et la Garonne. L'historien carolingien Paul Diacre dramatise alors le péril islamique en Gaule méridionale, affirmant qu'en 720 les Arabes étaient venus « s'installer avec femmes et enfants ». Le duc d'Aquitaine donne sa fille en mariage à un chef musulman. Les forces musulmanes sont bientôt aux portes de Tours et atteignent le vignoble bourguignon, menaçant Lyon et Besançon. Si cette progression s'était confirmée, anticipe le grand historien anglais du XVIIIe siècle Edward Gibbon, « l'interprétation du Coran serait aujourd'hui enseignée dans les écoles d'Oxford, et leurs professeurs prêcheraient sans doute à des étudiants circoncis le caractère sacré et indéniable de la révélation de Mahomet ». Dans le Nord, les musulmans tentent de piller le trésor du tombeau de saint Martin à Tours, mais la tradition folklorique veut que l'évêque de Tours ait joué un rôle décisif dans la victoire des chrétiens contre les « païens ». Toujours est-il qu'en 732 Charles Martel arrête l'invasion arabe entre Tours et Poitiers. Cette victoire, qui confirme la réputation de l'opiniâtre souverain, est acclamée dans tout le monde catholique. Six ans plus tard, il assiège Narbonne, mais cette expédition est si dévastatrice pour les villes de la région qu'elle soulève un fort ressentiment contre les Francs. Il faudra attendre 759 pour que le fils de Charles Martel, Pépin le Bref, relance l'offensive, reprenne Narbonne aux Arabes et pacifie les populations locales
1099 - Les croisés reprennent Jérusalem
Interview de Jean Flori, Directeur de recherche au CNRS, auteur de « Guerre sainte, jihad, croisade » (« Points », Seuil).
Le Point : Qui des musulmans ou des chrétiens a inventé la guerre sainte ?
Jean Flori : L'idée de guerre sainte se trouve pour la première fois exposée dans l'Ancien Testament : l'Etat d'Israël est une théocratie qui justifie le combat par les armes pour la défense du « peuple de Dieu ». Mais avec le message évangélique, le christianisme établit une rupture radicale en prônant la non-violence. La guerre sainte est le contraire du pacifisme du Christ et l'idée de croisade est totalement absente du christianisme originel. En revanche, l'appel au djihad guerrier, c'est-à-dire au combat par les armes pour l'expansion de l'empire musulman, fait partie des enseignements du Coran. Le djihad est le moteur de l'extraordinaire expansion de l'islam au lendemain de la mort du prophète Mahomet, pendant tout le VIIe siècle. La guerre sainte appartient à l'islam originel, tandis que pour le christianisme elle est le fruit d'une révolution doctrinale.
Quelle est cette révolution doctrinale ? Il a fallu mille ans à la chrétienté pour justifier la violence. Jusqu'au IXe siècle encore, lorsqu'un soldat chrétien tue un ennemi, il doit faire pénitence. Le martyre est celui qui meurt sans se défendre. Or, deux siècles plus tard, combattre l'infidèle est devenu un acte de pénitence en soi. La croisade ne se contente plus de légitimer le combat pour la cause du christianisme : elle fait de la guerre sainte elle-même une action procurant indulgences et récompenses spirituelles. Pour saint Bernard, prédicateur de la deuxième croisade, tuer un musulman au combat n'est plus un homicide, mais un « malicide ». Dès le IVe siècle, saint Augustin avait défini le cadre de la « guerre juste ». La sacralisation de la guerre sainte s'est faite ensuite par petites touches successives, en partie par réaction au djihad. Rome ayant notamment été pillée par les musulmans au milieu du IXe siècle. Il y a cependant des différences notables entre djihad et guerre sainte : le djihad utilise les armes pour soumettre des territoires à l'islam mais pas pour convertir. A cette époque, le monde musulman concilie la guerre sainte et la tolérance : c'est la raison de ses succès et de la rapidité de son expansion. On peut donc dire que le djihad était à l'époque plus « tolérant » que la guerre sainte.
L'appel à la croisade par le pape Urbain II en l'an 1095 est-il un acte d'agression à l'égard du monde musulman ?
Oui, mais il serait exagéré de présenter les croisades comme une colonisation. Elles sont d'abord une entreprise de reconquête des Lieux saints et des routes de pèlerinage vers Jérusalem. Elles sont une riposte militaire à l'occupation musulmane des terres chrétiennes et correspondent, au Proche-Orient, à la Reconquista espagnole en Occident.
Le sang versé a-t-il contribué à ériger les croisades en symbole de l'impérialisme occidental ?
Le massacre bien réel perpétré en 1099 à Jérusalem a été délibérément exagéré par les chroniqueurs chrétiens. Il fallait à leurs yeux que le sang coulât abondamment pour que l'oeuvre expiatoire des croisades s'accomplît. Leurs récits s'inspirent des images de l'Apocalypse plus que de la réalité. Il n'en reste pas moins que le monde musulman a ressenti (et ressent encore) cette reconquête, qui a entraîné la formation d'éphémères « Etats croisés d'outre-mer », comme une agression. D'où le caractère malheureux de l'expression de George W. Bush, lançant au lendemain des attentats du 11 septembre sa « croisade pour la démocratie ».
Reste-t-il autre chose des croisades dans notre actualité ?
Oui, le mot « assassin », du nom des adeptes fanatiques d'une secte musulmane du XIe siècle. Ils étaient drogués au haschisch et endoctrinés pour poignarder l'ennemi, chrétien ou « traître », en dehors de tout code d'honneur, au prix d'une mort certaine. Le temps des croisades a ainsi inventé la figure du kamikaze, devenu l'arme absolue du terrorisme contemporain. Ben Laden et son réseau Al-Qaeda puisent leurs racines dans ce terreau idéologique de la guerre sainte, presque unaninement rejeté dans l'Occident chrétien, mais en pleine renaissance, hélas, dans l'islam populaire.
Propos recuieillis par Sébastien Fumaroli
1683 - La déroute du Croissant
Par Bernard Lewis - Extrait de « L'Islam en crise ». Gallimard pour la traduction française. Traduit de l'anglais par J. Carnaud.
Sous le califat arabe, puis, de nouveau, sous les dynasties perse et turque, la civilisation musulmane fut la plus prospère, la plus puissante, la plus inventive et la plus éclairée de toutes, la chrétienté se tenant, pendant presque tout le Moyen Age, sur la défensive. [...] Au XVIIe siècle, Belgrade et Budapest étaient encore gouvernées par des pachas turcs, les armées du sultan faisaient le siège de Vienne, et des pirates barbaresques infestaient les côtes d'Angleterre et d'Irlande, poussant même à l'occasion jusqu'à Madère et en Islande.
Soudain la situation bascula. En 1683, le second siège de Vienne se termina par un fiasco et une retraite précipitée - expérience totalement nouvelle pour les armées ottomanes. Cette défaite infligée à la plus grande puissance militaire du monde musulman d'alors souleva une foule d'interrogations qui, en un sens, se poursuivent encore aujourd'hui. Né au sein de l'élite militaire, politique puis intellectuelle, le débat tournait autour de deux questions : pourquoi les armées ottomanes, jusque-là toujours victorieuses, avaient-elles été vaincues par l'ennemi chrétien méprisé ? Et comment pouvaient-elles retrouver leur supériorité ? Bientôt, le débat cessa de se cantonner aux élites pour gagner d'autres couches de la population ; de la Turquie, il se répandit dans les pays voisins et, dépassant la seule question militaire, s'ouvrit à un éventail toujours plus large de sujets.
Il y avait effectivement de bonnes raisons de s'inquiéter. Les défaites succédaient aux défaites, et les chrétiens d'Europe, après avoir libéré leurs territoires, pourchassaient leurs anciens envahisseurs jusque chez eux, en Asie et en Afrique. Même de petites puissances européennes telles que la Hollande et le Portugal étaient capables d'édifier de vastes empires et de se tailler une place de choix dans le commerce international. En 1593, Selaniki Mustafa Efendi, chroniqueur officiel à la cour du sultan, rapportait l'arrivée à Istanbul d'un ambassadeur anglais. Visiblement, ce qui l'impressionna le plus n'était pas tant la personne de l'ambassadeur que le navire anglais qui l'avait transporté jusque-là : « Un aussi étrange navire n'est jamais entré dans le port d'Istanbul. Il a parcouru 1 500 lieues sur les mers, avec à son bord 83 canons, sans compter d'autres armes. [...] C'est une merveille du temps digne d'être consignée. » Autre source d'étonnement, le souverain qui avait envoyé l'ambassadeur : « Le souverain de l'île d'Angleterre est une femme qui gouverne par héritage ce royaume [...] avec un pouvoir absolu. » Un troisième détail, que l'historien ottoman ne mentionne pas, avait aussi son importance. Cet ambassadeur anglais, représentant officiel de la reine Elisabeth, avait été choisi et était entretenu, non pas par le gouvernement de Sa Majesté, mais par une compagnie commerciale - arrangement pratique à une époque où le principal objectif du monde occidental au Moyen-Orient était de faire du négoce. L'accélération du développement technique et économique de l'Occident - les manufactures, les navires marchands capables d'affronter les océans, les sociétés par actions - allait marquer le début d'une ère nouvelle. Aussi bien dans la guerre que dans le commerce, les vaisseaux européens conçus pour naviguer sur l'Atlantique n'avaient pas de mal à l'emporter sur les bâtiments pour la Méditerranée, la mer Rouge ou l'océan Indien
1798 - Bonaparte, un « croisé » révolutionnaire
Par Henry Laurens - Professeur au Collège de France, chaire d'histoire contemporaine du monde arabe.
Rupture de l'alliance pluriséculaire de la France avec l'Empire ottoman, l'expédition d'Egypte (1798-1801) marque le début de l'expansion coloniale européenne dans l'Ancien Monde.
Les raisons d'une telle opération sont complexes : ouvrir la route des Indes pour y frapper la Grande-Bretagne, acquérir une nouvelle colonie capable de remplacer les îles à sucre perdues des Antilles, occuper un général ambitieux qui se verrait bien conquérant de l'Asie, universaliser le message de la Révolution française.
Pour les besoins de la cause, le régime politique ottoman est défini par les Français comme analogue à celui de l'Ancien Régime européen. L'empire serait donc régi par une domination militaire turque opprimant un ensemble de peuples chrétiens et musulmans et les maintenant dans un état de stagnation culturelle et économique. Les Egyptiens et les Arabes libérés et pleins de gratitude accepteront bien volontiers, croit-on, la tutelle de la grande nation française. Dans l'immédiat, on annoncera aux Egyptiens que les Français sont les ennemis des chrétiens et qu'ils viennent mettre fin aux « avanies » des militaires mamelouks en état de rébellion contre l'autorité ottomane.
Une partie de la manoeuvre réussira. La conquête militaire des grandes villes, comme Le Caire et Alexandrie, a été rapide et, pendant un certain temps, les Egyptiens ont bien cru que les Français avaient été mandatés par le sultan ottoman pour les débarrasser des mamelouks. Ces derniers ont réussi à maintenir une guérilla constante dans les campagnes, situation que les officiers français ont rapidement comparée à celle que venait de connaître la Vendée.
Dans les villes, plusieurs insurrections ont été durement réprimées. Outre la résistance naturelle à l'occupation, elles s'expliquent par la lourdeur de la pression fiscale (les Français vivant aux dépens du pays) et par la violation de l'intimité familiale due aux mesures de sécurité et d'hygiène prises par les occupants. En dépit de la collaboration de certaines autorités religieuses, l'islam a bien servi de ciment à la résistance. Néanmoins, les Français ont finalement perdu l'Egypte à la suite des campagnes successives menées par les Anglais et les Ottomans, et non en raison de la résistance de la population, avec laquelle ils avaient fini par trouver un certain nombre d'accommodements. En trois ans, l'expédition d'Egypte aura fait 11 500 morts dans les rangs français et plusieurs dizaines de milliers de victimes égyptiennes.
Il est certain que le discours des Français se posant en libérateurs appelle bien des rapprochements avec celui des Américains en Irak en 2003. Mais Bonaparte avait réussi à lui donner une tonalité nettement plus islamique... Si le peuple musulman a vu dans les Français de nouveaux croisés, les élites ottomanes ont bien perçu leur athéisme philosophique et proclamé la nécessité d'une sainte alliance entre l'islam et les Eglises chrétiennes contre la philosophie bottée des Lumières. Protestants britanniques, Russes orthodoxes et Autrichiens catholiques ont combattu coude à coude avec les musulmans contre la France révolutionnaire. Par ce biais, bien des réalisations européennes sont passées dans le monde ottoman.
L'expédition a eu surtout des conséquences destructrices sur la société égyptienne et a fait comprendre aux élites la nécessité de mettre fin à un isolement dangereux, d'où l'ouverture du pays, dès le XIXe siècle, aux réformes inspirées par l'Europe. Rétrospectivement, Français et Egyptiens ont fait de 1798 le point de départ de la modernité ou de la modernisation en Egypte. Ce qui était alors vu comme positif a été ces dernières années dénoncé comme étant une « agression culturelle » peut-être encore plus dangereuse que l'agression militaire. La lecture de cette page d'Histoire comme un choc des civilisations s'est alors imposée, l'expédition s'inscrivant dans un long cycle d'agressions contre l'Islam à partir des croisades. Le recours au passé nourrit ainsi la culture du ressentiment, fondement de l'hostilité violente contre l'Occident.
Il n'en reste pas moins qu'en se présentant comme libérateurs en Egypte en 1798, en Algérie en 1830 ou en Syrie en 1917, alors que le mobile premier était bien celui de la conquête impérialiste, les Européens ont rendu peu crédible la thématique de la libération venue de l'extérieur. Dans chacun de ces épisodes, plus le discours était hypocrite, plus la violence de la réaction, immédiate ou ultérieure, a été forte, créant une discorde permanente entre les deux mondes
© le point 22/04/04 - N°1649 - Page 60 - 2360 mots