Voyage au pays des fous d'Allah
Pakistan, Afghanistan, Irak : notre envoyée spéciale s'est immergée dans l'univers de l'intégrisme. Reportages.
De notre envoyée spéciale Anne Nivat
En fin d'après-midi, l'appel du muezzin réveille le quartier de Lal Majed (la mosquée rouge) à Islamabad. D'un pas décidé, des hommes se pressent vers les murs d'enceinte rose et blanc. Quelques femmes leur emboîtent le pas. Pour se protéger de la pluie qui menace, un vendeur de chaussures en vrac tire sa marchandise sous un arbre. Curieuse, une femme dont n'apparaissent que les yeux tend son pied pour essayer une sandale. En remontant un peu son pantalon, elle laisse apparaître une peau laiteuse. Six minutes plus tard, la foule ressort en traînant les savates.
Conscience de ce complexe religieux, Abdoul Rashid Ghazi, vice-directeur des madrasas Jamia Faridia (2 500 garçons) et Jamia Hafssa (3 000 filles), est un islamiste intransigeant, quasiment assigné à résidence depuis qu'en août 2004 il a été accusé par le gouvernement d'avoir fomenté des attaques-suicides contre la résidence officielle du président Moucharraf, le parlement, l'ambassade américaine et le quartier général militaire.
Agé de 44 ans, l'homme à la barbe fournie et aux fines lunettes est assis en tailleur dans une pièce où le seul meuble est un ordinateur à écran plat branché sur Internet. « Il n'y a pas de dialogue avec l'Occident, déclare-t-il immédiatement. Nous ne nous comprenons pas. Les Occidentaux devraient cesser de spéculer comme après les attentats de Londres. Si, après l'explosion d'une bombe à Islamabad, on découvrait qu'un des terroristes a passé du temps dans un hôtel à Oxford, accuserait-on immédiatement la Grande-Bretagne ? » questionne le religieux, le coude enfoncé dans un coussin doré, ses deux téléphones portables toujours à portée de main.
« Pour le moment, la haine de l'Occident n'est pas telle que les Occidentaux ne puissent plus se déplacer librement dans nos rues, mais cela pourrait arriver, prévient-il, car, malgré ce que nous répétons dans nos sermons, notre population pense qu'un citoyen britannique ou américain soutient forcément son gouvernement. Souvent, après la prière, les jeunes me demandent pourquoi les Américains ont réélu Bush. Je ne sais que leur répondre. » Il jette un regard furtif à son écran et reprend : « la guerre contre la terreur inventée par les Etats-Unis produit en fait une terreur accrue. La plupart de mes étudiants maîtrisant l'arabe sont partis en Irak pour le djihad. Comment les retenir ? On ne peut pas laver les taches de sang avec du sang, or c'est ce que font les Etats-Unis. »
Professeur dans une université privée, Anis Ahmad, 50 ans, est encore plus catégorique : « si j'enferme un chat dans une pièce sans lui donner à manger pendant des semaines, lorsque j'ouvrirai la porte, il se jettera sur moi. Nos sociétés musulmanes sont oppressées et ne se reconnaissent pas dans les deux piliers de l'idéologie occidentale : individualisme et positivisme. » Dans son vaste bureau bien rangé, l'homme détaille pourquoi sa société et les musulmans de sa région peuvent éprouver de la haine vis-à-vis de l'Occident : « nous nous sentons victimes de nombreuses injustices : au niveau politique, d'abord, on nous impose des systèmes dans lesquels nous ne nous reconnaissons pas ; au niveau économique, on nous impose les vues de l'Union européenne, de la Banque mondiale ou du Fonds monétaire international, ainsi que cette fameuse "globalisation" qui s'apparente en fait à une nouvelle colonisation. Tout est décidé en Occident, jusqu'à la taille des pommes que nous mangeons ; enfin, au niveau social et culturel, on nous impose des comportements vestimentaires, musicaux et culinaires. Si je ne les connais pas, je n'existe pas. Tout cela conduit à la revanche et à l'irrationnel. »
Ce sentiment de vivre sous la domination américaine mondiale contre laquelle il faut se dresser est partagé par Imran Khan, ancien capitaine de l'équipe de cricket pakistanaise, véritable héros national, membre du parlement et leader d'un parti d'opposition. « Même si, après le 11 septembre, on sentait une certaine sympathie pour les Etats-Unis, le sentiment d'injustice est immense. Tout a disparu dès le bombardement de l'Afghanistan, raconte celui qui, après avoir passé plus de dix ans en Occident marié à Jemima Goldsmith, une richissime héritière britannique, a divorcé et s'est réinstallé au pays. Les talibans faisaient certes honte à l'islam, mais ils avaient instauré ordre et sécurité. Aujourd'hui, ces fondamentalistes craignent que l'Occident ne les détruise, donc ils agissent. Si, parce que je trouve ma vie tellement humiliante, je projette de me tuer, je deviens un véritable danger », vitupère l'homme drapé dans un cachemire blanc depuis la terrasse de sa maison sur les hauteurs d'Islamabad.
En cette veille du ramadan, sur les bas-côtés de la route qui mène à Rawalpindi, ville jumelle de la capitale, de jeunes garçons danseurs et musiciens en turban orange vif et tunique assortie attendent d'être recrutés pour des fêtes de mariage. Atiq-Ur-Rehman, 35 ans, directeur de madrasa et membre d'un parti d'opposition islamique, reste encore perplexe après l'arrestation par les autorités américaines de son neveu, Hamid Hayart, 24 ans, né aux Etats-Unis, accompagné de son père Umar, 47 ans, naturalisé américain. « Ils sont accusés de liens avec Al-Qaeda parce qu'ils se rendaient fréquemment dans leur village natal, à une trentaine de kilomètres d'ici ! On reproche à mon neveu une conversation téléphonique avec un ami au cours de laquelle ils ont violemment critiqué les Etats-Unis », explique l'homme qui, visiblement, ne comprend pas le fonctionnement des autorités américaines. Sa voix s'efforce de rester posée : « avant le 11 septembre, attirés par les possibilités de travail, les valeurs démocratiques, les droits de l'homme, l'indépendance des tribunaux ou encore le système de sécurité sociale, de nombreux musulmans avaient encore envie de se rendre en Occident. Mais, depuis que certains gouvernements occidentaux ont pris envers nous des mesures injustifiées, cela a créé un fossé que certains appellent le "choc des civilisations" (1). Et si, il y a vingt ans, les Etats-Unis prônaient le djihad contre l'URSS, aujourd'hui ils font mine de ne plus comprendre ce concept ! »
Entre Islamabad et Peshawar, mon chauffeur, Afghan pachtoune, écoute sans discontinuer des cassettes de chanteurs talibans interdites au Pakistan et en Afghanistan. A Quetta, haut lieu de la résistance talibane, 50 000 de ces cassettes se sont vendues en moins d'une semaine. Un homme à la voix grave y défie a cappella le gouvernement d'Hamid Karzaï, le président afghan pro-occidental : « Ils veulent détruire l'esprit du djihad et nous abrutir avec leurs nouvelles valeurs/Ils veulent voler notre dignité et notre honneur, s'emparer de notre culture et imposer la leur/tuer nos velléités d'indépendance. » « C'est génial », commente le jeune homme qui se met à chantonner avec jubilation. Sans partager l'idéologie talibane, comme beaucoup, il a succombé au charme de ces mélopées considérées avant tout comme patriotiques.
Nous arrivons à Peshawar, dont la population a décuplé dans les quinze dernières années à cause d'un afflux de réfugiés. Le camp Azakhil a triste mine : les familles abritent souvent une dizaine de membres, et les maisons sont exiguës ; des ombres en burqa déambulent furtivement. Ahmed, 21 ans, m'invite à partager un humble dîner. Vêtu de blanc jusqu'à la calotte sur son crâne, qui prouve sa qualité d'étudiant en religion ou taleb, il porte une barbe longue et fournie. Le jeune homme est fier d'avoir mémorisé le Coran après deux ans d'efforts, et récuse toutes les accusations occidentales diabolisant les talibans.
Il se rend périodiquement à Kaboul pour décider si sa famille (sept frères et deux soeurs) peut y retourner. « Pour le moment, c'est impossible à cause, justement, du régime d'occupation qui nous empêcherait de vivre dans le respect de nos coutumes. Nous sommes des produits d'Allah, qui nous a offert le Coran, le livre sacré dans lequel nous trouvons la démocratie réelle. Voilà pourquoi le Coran est notre Constitution, et c'est justement ce qui ne plaît pas à l'Occident ! Ce sont les systèmes de santé et d'éducation américains qui auraient dû être exportés, et non la musique et la façon de s'habiller », insiste l'étudiant, faisant écho à des récriminations entendues à Islamabad.
« En tant que musulman, je ne souhaiterais pas que mes enfants grandissent en Occident. Ils oublieraient le respect envers les femmes et les anciens et gâteraient l'image du père. Dans une société musulmane, le sentiment d'appartenance à la communauté prévaut alors qu'en occident c'est le règne de l'individualisme. Les maisons y sont belles mais les gens y vivent mal. Même à Peshawar, dans un camp, on vit mieux, car on est en paix avec soi-même ! »
Afghanistan : ici les fondamentalistes évitent l'affrontement direct avec l'occupant. Arrivée à Kaboul, je pars immédiatement pour la province de Farah, frontalière de l'Iran, à l'extrême sud-ouest du pays. Dans la ville de Farah (250 000 habitants), talibans et autres fondamentalistes désireux de renverser le nouveau régime « démocratique » sont légion, mais ils restent discrets : depuis quelques mois, la lointaine province est devenue le lieu de passage le plus emprunté pour les combattants désireux de se rendre en Irak.
Lun 8 Mai - 11:33 par mihou