Les coulisses d'un débat
Inopportun ou nécessaire ? Le projet de loi sur les signes religieux a provoqué une cacophonie tant à droite qu'à gauche. Mais Jacques Chirac n'en démordra pas
Catherine Pégard
Comme souvent, Bernadette Chirac, qui sort beaucoup et rencontre beaucoup de monde, a saisi l'humeur du moment. Des bribes de conversation... « Oui, la loi de la République doit s'appliquer, mais ne met-on pas l'accent sur un problème qui, aux yeux de bien des Français, n'existe pas ? Que fera-t-on des jeunes musulmanes exclues de leur collège pour avoir refusé de se dévoiler ? » Une inquiétude diffuse que son mari n'ignore pas.
Alors que les députés vont discuter, à partir du 3 février, du projet de loi interdisant tenues et signes qui « manifestent ostensiblement l'appartenance religieuse dans les écoles », le débat que le chef de l'Etat avait cru avoir clos le 17 décembre dans un discours sur la laïcité qualifié à l'Elysée de fondateur et salué comme politiquement consensuel s'est, en effet, enfiévré. La loi, disait-on il y a tout juste un mois dans l'entourage de Jacques Chirac, « arrive comme un constat d'évidence ». Elle n'est pas encore votée qu'on se demande si elle réglera vraiment le problème qu'elle est censée résoudre sans le reconnaître, celui du port du voile islamique dans les établissements scolaires qui, conformément aux principes républicains, doivent être le sanctuaire de la transmission des valeurs et des savoirs.
En considérant devant la commission des Lois de l'Assemblée nationale que le port de la barbe affichée comme un signe religieux tomberait sous le coup de la loi, le ministre de l'Education nationale a cristallisé les inquiétudes et les arrière-pensées. Luc Ferry soulevait malencontreusement, mais dans la logique de sa réflexion plus philosophique que politique, la question des contentieux inévitables que créerait la loi. Une vraie question, même si l'on répète désormais à l'envi dans les couloirs du ministère de l'Education nationale que le gouvernement est là pour faire la loi et pas pour en définir la jurisprudence. Le vice-président du Conseil d'Etat, Renaud Denoix de Saint Marc, avait d'ailleurs noté, le premier, que si la loi « réduisait la marge d'interprétation, elle ne la supprimerait pas ». Dans le même temps, les manifestations des islamistes, l'autre samedi, dans toute la France, ont convaincu certains élus de droite hésitant à voter une loi qu'il fallait donner un « signe politique ». « On assiste à un raidissement des parlementaires et de l'opinion après les manifestations de rue des islamistes », a aussitôt commenté Dalil Boubakeur. Dominique de Villepin, jeudi dernier, faisait, lui, sensation au cours du séminaire gouvernemental consacré à la laïcité, en faisant un brillant exposé pour expliquer les difficultés qu'il y avait à faire admettre aux pays du Proche-Orient que la loi n'était pas dirigée contre les communautés musulmanes et contre l'islam. Le ministre des Affaires étrangères, qui n'a pas été associé à la réflexion sur la laïcité, était dans son rôle. Jacques Chirac, lui-même, met un soin particulier à convaincre les autorités politiques et religieuses des pays arabes que la loi entend concilier les principes de liberté religieuse et de laïcité. Mais les réserves du ministre ont été aussitôt interprétées comme la critique - aussitôt démentie - d'une loi inopportune. Pendant que Nicolas Sarkozy, hostile dès le départ à un texte qu'il juge inapplicable, se tait et que François Bayrou, avec la majorité de l'UDF, annonce qu'il ne la votera pas.
La loi, pourtant, sera sûrement adoptée le 10 février à l'issue d'une semaine de débats pendant lesquels les députés, à quelques semaines des élections régionales et cantonales, auront tous pu s'exprimer et satisfaire ainsi leurs convictions ou leurs tropismes électoraux. Il en reste l'étrange impression qu'ils voteront, pour la plupart sans trop savoir pourquoi, une loi de circonstance, « parce qu'on ne peut plus faire autrement », comme ils disent. « Pourquoi une loi ? Parce que la loi est le symbole de la République. Après, on verra ! » commente, désabusé, un proche de Nicolas Sarkozy. « C'est un opéra-bouffe ! » s'exclaffe Jack Lang, qui met l'accent sur la confusion qui s'est soudain installée à l'UMP, où ces « orages secs », selon le porte-parole Renaud Donnedieu de Vabres, ne seraient que « des révélateurs banals d'un problème politique majeur ».
Hyper-médiatisation
Tandis qu'à l'Elysée on minimise un « débat bien français », qui n'altère en rien « la sérénité et la détermination » du chef de l'Etat, beaucoup font à rebours le parcours qui a conduit Jacques Chirac à se prononcer en faveur d'une loi dont, à l'origine, enclin comme à son habitude à ne pas bousculer la société, il semblait se méfier. « En 2003, on a dénombré 1 300 cas de foulards non identifiés, 400 cas expressément reconnus comme islamistes et 4 cas de contentieux », relève un de ses amis, qui s'inquiète qu'il ait pu prendre « sous la pression » des mesures coercitives qui ne sont pas dans sa nature. Mais quelle pression ?
En réalité, le président n'avait pas arrêté de position lorsqu'il a mis en place, à l'été, la commission Stasi pour, croyait-il, « purger le débat », à un moment où il s'inquiétait lui-même davantage de la montée d'un antisémitisme ordinaire et insidieux - dans les mots avant d'être dans les actes - que de la mise à mal de la laïcité. A l'époque, sa volonté de « ne rien toucher » à la loi de 1905, quand certains en évoquaient devant lui le toilettage pour son centenaire, avait plutôt installé l'idée qu'il se bornerait à encourager une charte d'application plus ferme de la loi existante. L'évolution du président s'est faite brusquement à l'automne. Il a été impressionné par ces deux lycéennes d'Aubervilliers, Lila et Alma, qui, exclues du lycée Henri-Wallon pour port ostentatoire du foulard islamique, avaient occupé fin septembre la chronique. Prosélytisme et vedettariat. « Chirac s'est laissé prendre à une hyper-médiatisation de la menace contre la République », soupire un de ses proches. Le président a été également très sensible à la relation que lui faisaient régulièrement François Baroin, « éclaireur » dans un premier rapport parlementaire de la pensée présidentielle, et Alain Juppé des témoignages entendus par les membres de la commission Stasi. Tous révélaient un nouveau « phénomène sociétal », comme l'explique Marceau Long, dans un long article paru dans Libération le 26 janvier. Le vice-président honoraire du Conseil d'Etat, qui en 1989 eut à statuer sur le voile, était l'un des membres de la commission Stasi. Il remarque que le voile, en 2003, est pour certaines élèves, « plus nombreuses que les chiffres officiels ne l'indiquent, un choix fait sous la contrainte, ou un moyen de pression sur des jeunes filles qui ne souhaitent pas le porter et qui constituent une très large majorité ». Le premier, Alain Juppé, dans une rafale d'articles, fin octobre, avait évoqué les « dérives » qui rendraient selon lui « la force d'une loi nécessaire ». Beaucoup estiment que son influence sur Jacques Chirac a été déterminante. Certains y ajoutent le poids des sondages : 69 % des Français se déclaraient favorables à une loi interdisant les signes religieux à l'école, dans une enquête du CSA publiée par Le Parisien le jour où Jacques Chirac annonçait sa décision d'y recourir. Enfin, la position du vice-président de la Cour européenne des droits de l'homme, levant l'obstacle juridique à l'élaboration d'une loi, a fini d'emporter la décision du président. L'effervescence suscitée par la proposition de la commission Stasi de faire de l'Aïd-el-Kébir et de Kippour des jours fériés a permis, de plus, au chef de l'Etat, qui n'en a pas été troublé une seule seconde, d'apparaître comme un modérateur sur une position « médiane »... celle de la loi.
Tout était donc réuni pour fortifier les certitudes nouvelles de Jacques Chirac. Il avance toujours de la même manière, de façon d'autant plus assurée qu'il a pu, un temps, donner le sentiment d'hésiter : « Le président a considéré qu'il devait apporter une réponse à un problème qui ne peut pas rester sans solution », dit-on à l'Elysée, où l'on dénonce « l'effet de loupe » sur des manifestations islamistes isolées et un débat politique normal, surtout en période électorale. « Ceux qui s'insurgent ne sont pas ceux qui appliqueront la loi », remarque-t-on en se félicitant que « le monde scolaire soit totalement calme ». « Les chefs d'établissement attendent le texte », affirme-t-on encore.
L'avis du Conseil d'Etat qui a indiqué, à une large majorité, que le texte du gouvernement était conforme à la Constitution a encore été jugé comme le signe qu'une évolution du droit conforme à l'évolution de la société était nécessaire. Enfin, le choix de l'adjectif « ostensible », contraction des qualificatifs « ostentatoire et visible », soufflé par Xavier Darcos, est apparu comme le seul acceptable par la Convention européenne des droits de l'homme, qui indique expressément, en son article 9, que « la liberté de manifester sa religion » ne peut faire l'objet d'autres restrictions que « la protection de l'ordre ou des droits et des libertés d'autrui ». « L'expression "signes visibles" aurait écarté, de fait, tous les signes d'appartenance religieuse même les plus discrets, a expliqué Xavier Darcos aux élus de la commission des Lois. [...]. Le projet du gouvernement répond à l'objectif de clarifier le droit applicable au sein des établissements sans que les décisions d'interdiction prises en accord avec ce droit encourent le risque d'être annulées. »
Voilà pourquoi Jacques Chirac estime que le débat est « bordé » et que les doutes de ses amis sont dépassés. Comme une ultime sécurité pour éviter tout dérapage philosophique ou sémantique, il a décidé, à Noël, que c'est Jean-Pierre Raffarin lui-même qui défendrait son projet devant les députés, le 3 février
Les écoles musulmanes
Le fils de Najah met désormais plus d'une heure pour rejoindre, depuis Gennevilliers, l'Ecole internationale algérienne de France, dans le 16e arrondissement de Paris. « Je demandais simplement qu'il ne mange pas de viande à la cantine, explique Najah. A l'école publique, ça a fait tout une histoire ! Mainte-nant, il n'y a plus de problè- me. » L'Ecole algérienne n'est pas religieuse mais dépend de l'Etat algérien. Selon le directeur, 70 % de ses 300 élèves ont la nationalité française et viennent pour bénéfi- cier de la « double culture ».
Nombreux sont les musulmans qui, comme Najah, sont déçus par l'école républicaine. Et le débat actuel sur la laïcité accentue encore le phénomène : « Si la loi contre le voile est votée, combien de jeunes filles seront exclues ? Nul ne le sait, mais il faudra bien qu'elles poursuivent leur scolarité », affirme Boubaker el-Hadj Amor, responsable du secteur éducation à l'UOIF (Union des organisations islamiques de France).
Or il n'existe que trois écoles privées musulmanes en France, dont une seule, sur l'île de la Réunion, est sous contrat avec l'Etat. Les deux autres sont très récentes. Le collège La Réussite, situé à Aubervilliers, scolarise moins d'une cinquantaine d'élèves. Le directeur, Meski-ne Dhaou, a transformé son association d'aide aux de-voirs en école à la rentrée 2001. « Notre premier objectif est scolaire : il s'agit de préparer les élèves à entrer au lycée. Actuellement, dans les collèges du 93, ce n'est pas le cas. » Meskine Dhaou a pris ses distances avec l'UOIF et est une figure modérée de la communauté islamique.
Ce n'est pas le cas d'Amar Lasfar, maître d'oeuvre du deuxième établissement, le lycée Averroès de Lille. Le projet est né il y a quelques années, à la suite de l'exclusion de plusieurs élèves voilées d'un établissement public. La mosquée a alors apporté une aide scolaire aux jeunes filles, avant de déposer officiellement une demande d'ouverture. Depuis la rentrée, le lycée scolarise 14 élèves de seconde.
Lun 8 Mai - 11:20 par mihou