L'archéologie aide, encore une fois, à préciser la nature des croyances des sadducéens qui les opposent au reste de la société juive du Ier siècle. En 1969, Nahman Avigad a commencé à fouiller la partie ouest de la vieille ville de Jérusalem, dans ce qu'on appelle aujourd'hui le quartier hérodien et qui était, au Ier siècle, la ville haute où vivaient les grands prêtres et leurs clans. Très rapidement, les restes de somptueuses villas, aussi luxueuses que celles d'Herculanum et de Pompéi, ont été dégagés. L'ornementation de ces villas en fresques, en mosaïques n'avait rien à envier aux plus beaux bâtiments du reste du monde romain. De nombreux objets témoignant d'un véritable goût du luxe ont également été exhumés des ruines de ces habitations, qui ont toutes été détruites lors de la chute de Jérusalem, en 70. La tradition sadducéenne remonte avant le Christ, comme le prouve la fouille à Jérusalem de la riche tombe d'un certain Jason, un opulent sadducéen qui a probablement vécu entre 100 et 76 avant Jésus-Christ. Une fresque grossière représentant un bateau de guerre poursuivant un bateau de pêche et un bateau de marchands montre que Jason était une sorte de pirate. Les parois de la sépulture portent également une phrase écrite en grec dans laquelle Jason incite les hommes qui lui survivront à profiter de tous les plaisirs de la vie et à ne pas croire en l'illusion d'une vie meilleure après la mort.
Rien ne peut être plus éloigné de la richesse des villas des grands prêtres que l'austérité de Kirieth Qumran, la communauté que les esséniens établissent, dans le désert de Judée, près d'Ein Guedi, pour se mettre à l'écart du Temple et de ses grands prêtres pour lesquels ils n'ont que haine. Aujourd'hui encore, les vestiges de Qumran, fondus dans le désert de Judée, expriment toujours l'amertume de cette communauté qui s'éloigne de Jérusalem pour tenir une comptabilité scrupuleuse des péchés du peuple juif.
Jusqu'à la découverte des manuscrits de la mer Morte en 1947 et le début de la campagne de fouilles lancée par le père Roland de Vaux, les esséniens n'étaient connus que par les textes des historiens de l'Antiquité. Pline les décrit comme un groupe d'hommes et de femmes qui ont renoncé aux vanités du monde et qui tentent de se hisser au-dessus des contingences matérielles pour ne se consacrer qu'à la résolution du mystère de la nature de Dieu. Dans l'ensemble du monde antique, Juifs et non-Juifs admirent les esséniens, qui, en retour, ne paient le reste de l'humanité que de leur mépris. Leur idéal de pureté est si exigeant qu'ils refusent tout contact avec le reste des Juifs. Quant aux non-Juifs, les esséniens les voient comme des hommes perdus dont aucun ne peut espérer le salut à l'heure du Jugement dernier.
Il y a incontestablement une dimension révolutionnaire et « communiste » dans l'aventure essénienne. Les fouilles à Qumran confirment que les membres de la secte vivaient, mangeaient, travaillaient en commun et que toute forme de propriété individuelle était strictement interdite. Les textes esséniens expriment le rejet total du luxe et des riches. Pour eux, toute forme de possession est un obstacle à la vertu et à la pureté. Ils sont aussi pacifistes, ce qui les empêche de passer à l'action violente contre les riches de Jérusalem. Mais ils sont si fondamentalement hostiles à l'impureté des autres qu'ils rejettent la Halakha - la loi juive -, maudissent les grands prêtres, quittent Jérusalem qu'ils vénèrent pourtant pour ne pas rester au contact des riches et des puissants, et refusent de sacrifier au Temple.
Le Christ partage incontestablement un certain nombre des idées des esséniens. Son enseignement exprime par exemple la même défiance à l'égard des riches et de la richesse. Mais l'étude des manuscrits de la mer Morte montre que Jésus était encore plus proche des cercles rabbiniques, qui se développaient à la marge du mouvement essénien, et dont la réflexion humanisait l'intégrisme hautain des membres de la communauté de Qumran.
Hérode le Grand a soigneusement évité tout conflit direct avec les esséniens, malgré la virulence de leurs attaques contre la société juive romanisée. Leur intransigeance, leur volonté de se mettre à l'écart du reste du peuple les condamnait à ne jamais devenir un mouvement de masse, capable de susciter des rébellions. Mais leurs idées possédaient un potentiel insurrectionnel qui risquait d'être activé par des prédicateurs qui sauraient les diffuser dans le peuple. C'est en cela que Jésus représentait, probablement, une menace insupportable pour le grand prêtre Caïphe, qui a succédé à Anne à la tête du clan sadducéen.
Il n'est donc pas invraisemblable que l'arrestation, le jugement et l'exécution de Jésus aient été organisés par les sadducéens, même s'il n'est pas prouvé que le Sanhédrin (conseil en grec), l'autorité suprême du Temple, composé de 71 membres, ait directement prononcé la condamnation. Les pharisiens ne participent en rien à l'affaire, car, pour eux comme pour tout le peuple, arrêter un Juif pour le livrer à un pouvoir étranger est un péché sans pardon possible. Pilate choisit de crucifier Jésus. Cette forme d'exécution est réservée aux domestiques, aux paysans et aux bandits dont la mise à mort, cruelle et spectaculaire, doit marquer les esprits. L'historien Flavius Josèphe affirme que, après la mort d'Hérode le Grand en 4 de notre ère, 2 000 personnes furent crucifiées et qu'en 70 les Romains supplicièrent de cette façon 500 personnes par jour. La tradition voulait que les morts sur la croix ne soient pas inhumés, mais que leur corps se décompose sur place. Les dépouilles des condamnés étaient jetées dans deux fosses communes. Les restes des morts crucifiés n'ont donc laissé aucune trace archéologique.
En juin 1968, pourtant, Vassili Tsaféris, archéologue de l'Israel Antiques Authority, trouve dans un ossuaire datant du Ier siècle les restes d'un homme mort à 25 ans environ, dont la cheville droite a été percée par un clou de 11 centimètres encore fixé dans les os. Les mains et les avant-bras n'ont été qu'attachés à la poutre horizontale de la croix. Les jambes n'ont pas été brisées comme on le faisait pour les condamnés dont les bourreaux voulaient hâter la mort. Le nom du crucifié, Yeochanan, était grossièrement gravé sur une paroi de l'ossuaire. A la différence de tous les autres condamnés à la croix, le corps de Yeochanan a pu être récupéré par sa famille. C'est un privilège exceptionnel, puisque les crucifiés devaient souffrir, après leur mort, l'horreur suprême de ne pas être enterrés et de rester, pour l'éternité, séparés de leurs ancêtres.
Comme celui de Yeochanan, le corps de Jésus a pu être descendu de la croix et n'a pas été exposé jusqu'à la décomposition complète aux yeux du peuple de Jérusalem. Joseph d'Arimathie obtient de Pilate le droit de récupérer le corps du Christ. Nicodème apporte de la myrrhe et de l'encens pour l'embaumer. La dépouille est enveloppée dans du lin, puis déposée dans une tombe dans laquelle nul n'avait jamais reposé. En prenant soin du corps du Christ, Joseph d'Arimathie et Nicodème, de riches pharisiens, remplissent leurs obligations charitables. Peut-être veulent-ils aussi montrer au grand prêtre Caïphe et aux sadducéens qu'ils n'approuvent pas la condamnation du Christ. En effet, l'arrestation et la crucifixion de Jésus pourraient, mais cela n'est pas démontré, n'avoir été qu'un complot organisé par le grand prêtre et les sadducéens, c'est-à-dire ceux qui avaient le plus à craindre de l'enseignement de Jésus.
Jacques, frère de Jésus
En 2002, l'annonce de la découverte d'un ossuaire où pourraient, on l'a vu, avoir été recueillis les ossements d'un des frères du Christ fit un bruit immense (lire page 67). Sur une face de ce petit sarcophage de calcaire, douze lettres de l'alphabet araméen, simplement gravées à la pointe d'un clou ou d'un couteau dans la pierre tendre, parlent. Pour la première et unique fois, un objet datant du Ier siècle mentionne le nom de Jésus. Si les analyses qui sont encore conduites aujourd'hui confirment l'authenticité du sarcophage et l'âge des inscriptions, l'ossuaire de Jacques deviendrait la découverte la plus importante de l'archéologie christique.
Jacques, le frère de Jésus, a subi un sort étrangement semblable à celui du Christ. Il est lui aussi victime de la vindicte des sadducéens, qui n'hésitent pas à transgresser lois et usages du judaïsme pour obtenir sa condamnation. En 62, Jacques semble devenir une menace pour la prêtrise du Temple. Le successeur de Caïphe fait convoquer une session extraordinaire du Sanhédrin et organise une parodie de procès à l'issue de laquelle Jacques et quelques autres chrétiens sont lapidés. Les pharisiens, scandalisés, font campagne et finissent par obtenir la chute du grand prêtre, coupable à leurs yeux d'avoir fait condamner un innocent et de l'avoir livré, comme son frère, à un pouvoir étranger. Bis repetita...
Glossaire
Sadducéens : membres des riches familles sacerdotales liées au Temple de Jérusalem. Ils s'accommodaient de la présence romaine et s'opposaient aux autres sectes juives.
Pharisiens : secte juive attachée à la loi de Moïse dont l'enseignement s'est fixé dans le Talmud. Jésus en était proche.
Esséniens : secte juive ascétique et radicale ayant fondé la communauté de Qumran où furent élaborés les fameux manuscrits de la mer Morte.
Zélotes : nationalistes juifs, très actifs dans la révolte entre 66 et 70. Leur forteresse de Massada, surplombant la mer Morte, fut détruite en 73 par les légions romaines -
Les frères et soeurs de Jésus
Jésus a-t-il eu des frères et soeurs ? Le débat agite la chrétienté depuis des siècles. A cause d'un mot, « adelphos », qui signifie en grec « frère de sang ». Oui, mais voilà. En 383, saint Jérôme traduit les Evangiles du grec au latin. Et, dans ce texte, il donne à « adelphos » le sens de « cousin ». « Au IVe siècle, explique Blandine Pont-Chélini, directrice de l'Institut de droit et d'histoire religieux d'Aix-Marseille, il paraissait inconcevable que Jésus, "fils de Marie", premier né, selon Luc 2-7, ait eu des frères et soeurs. » C'est toujours la doctrine officielle de l'Eglise catholique.
La plupart des Eglises protestantes acceptent, elles, l'idée de fratrie, suivant les traductions directes du grec de Luther et des anglicans. J. C.
A lire sur Jésus « Bible et histoire. Judaïsme, hellénisme, christianisme », de M.-F. Baslez, Fayard, 1998. « Jésus », de J. Duquesne, Flammarion, 1994. « Jésus, illustre et inconnu », de J. Prieur et G. Mordillat, Desclée de Brouwer, 2001. « Aux origines du christianisme », sous la dir. de P. Geoltrain, Folio Gallimard, 2000. « La Bible, le livre, les livres », de P. Gibert, Découvertes Gallimard, 2000. « Que sait-on de Jésus de Nazareth ? », sous la dir. d'A. Marchadour, Bayard, 2001. « Enquête sur l'identité de Jésus : nouvelles découvertes, nouvelles interprétations », de G. Vermes, Bayard, 2003.
© le point 18/04/03 - N°1596 - Page 68 - 3765 mots