Simon Wiesenthal, la "conscience" de l'Holocauste", s'éteint à 96 ans
Gruda, Agnès
Lorsqu'il a rencontré Simon Wiesenthal pour la première fois à Vienne, en août 1986, Bernard Farber s'attendait à le retrouver dans un vaste bureau, aux côtés de toute une équipe d'assistants.
Mais le controversé chasseur de criminels nazis, qui s'est éteint hier à Vienne à l'âge de 96 ans, l'avait plutôt reçu dans une minuscule pièce où, pour toute compagnie, une vieille dame lui servait de secrétaire.
Sur le mur, il y avait une grande carte de l'Europe où des punaises identifiaient tous les pays où Simon Wiesenthal avait fait enquête.
" L'homme était si petit qu'il disparaissait derrière les dossiers empilés sur son bureau ", se rappelle M. Farber.
Bernard Farber, directeur général du Congrès juif canadien, a collaboré pendant une vingtaine d'années avec Simon Wiesenthal, qui a documenté de nombreux cas de criminels de guerre ayant trouvé refuge au Canada.
Justice
M. Farber a le souvenir d'un homme doux, au regard chaleureux, qui a voué sa vie à une seule cause: amener jusqu'au dernier criminel de guerre devant la justice. Et qui poursuivait inlassablement " un travail solitaire qui n'intéressait personne d'autre ".
" On lui a souvent reproché de chercher vengeance. Mais il voulait plutôt obtenir justice. Il était particulièrement préoccupé par le sort des enfants juifs exterminés par les nazis. Il voulait leur donner une voix ", dit Bernard Farber.
Plus d'un millier de criminels nazis
Lui-même survivant de l'Holocauste, Simon Wiesenthal aura aidé à retracer plus d'un millier de criminels nazis, dont le célèbre Adolf Eichmann, responsable des questions juives à la Gestapo et l'un des architectes de la solution finale.
Au lendemain de la guerre, la femme d'Eichmann avait réussi à le faire déclarer mort. Grâce à l'acharnement de Simon Wiesenthal, on a appris que le certificat de décès avait été signé par son beau-frère. Localisé en Argentine, Adolf Eichmann a été kidnappé par les services secrets israéliens, puis jugé et pendu en 1961. Simon Wiesenthal considérait son arrestation comme la plus grande réalisation de sa vie.
Parmi ses autres prises figurent Franz Stangl, commandant du camp d'extermination de Treblinka, et Karl Silberbauer, l'officier nazi qui a arrêté la famille d'Anne Frank, à Amsterdam.
La traque des nazis, ça coûte cher. Un jour, un ancien officier de la Gestapo lui a demandé 25 000 $ pour une information sur Franz Stangl. Finalement, les deux hommes se sont entendus pour 7000 $: un cent pour chaque personne tuée à Treblinka, a par la suite estimé Wiesenthal.
Longtemps, Simon Wiesenthal a disposé de peu de moyens. Il lui est même arrivé de devoir vendre les timbres qu'il recueillait sur son courrier, selon Marc Knobel, historien et chercheur au Conseil représentatif des institutions juives en France.
Survivre à l'horreur
Szymon Wiesenthal naît le 31 décembre 1908, dans la ville de Buczacz- à l'époque polonaise, aujourd'hui ukrainienne. Diplômé d'architecture, il épouse Cyla Mueller, en 1936. Il travaille dans un bureau d'architectes et publie un journal satirique, Omnibus.
En 1939, la Pologne orientale est annexée par l'Union soviétique, à la suite du pacte de non-agression conclu entre Staline et Hitler. En 1941, l'Allemagne nazie rompt le pacte et envahit l'URSS.
Simon Wiesenthal commence alors un long périple de camp en camp. Lorsque les Soviétiques libèrent le camp de Mauthausen, en 1945, ils y trouvent un homme décharné, pesant à peine 45 kg.
Après la guerre, Wiesenthal retrouve sa femme, qui a survécu grâce à de faux papiers. Mais ensemble, le couple a perdu près de 90 proches.
Emporté par la folie nazie, Wiesenthal était convaincu de ne pas survivre à la guerre. Il a même tenté de se suicider. Mais lorsqu'un officier nazi lui prédit que personne ne le croira lorsqu'il voudra un jour raconter ce qu'il a vu dans les camps, Simon Wiesenthal décide de faire mentir cette prophétie.
Un homme controversé
Ascétique, entièrement concentré sur l'oeuvre de sa vie, Simon Wiesenthal ne s'est pas fait que des amis. Durant les 15 premières années qui ont suivi la guerre, il ramait à contre-courant, signale Leo Adler, du Centre canadien des amis de Simon Wiesenthal, à Toronto. " À l'époque, tout le monde se fichait des criminels de guerre, y compris dans la communauté juive ", note M. Adler.
Au début des années 90, l'ancien secrétaire général de l'ONU, Kurt Waldheim, brigue la présidence autrichienne. Le Congrès juif mondial l'accuse d'avoir participé aux crimes nazis. Mais Simon Wiesenthal met de gros bémols à cette affirmation. Cela lui coûtera cher. En 1993, Eli M. Rosenbaum, proche du Congrès juif mondial, consacre un livre à cette affaire intitulé: Betrayal. Trahison.
Quelques années plus tard, un documentaire tourné en Allemagne lui reproche d'avoir tiré une gloire démesurée de ses réalisations, et d'avoir lancé de nombreuses enquêtes sur de fausses pistes.
Mais Simon Wiesenthal n'était pas un agent secret, c'était un chercheur qui recueillait de l'information, rétorque Bernard Farber. " Ce n'est pas grave si toutes ses informations n'étaient pas exactes à 100 %. Sa grande réalisation, c'est d'avoir allumé le feu, d'avoir été une source de motivation ", ajoute-t-il.
Vieux, affaibli par la maladie, Si
mon Wiesenthal a officiellement jeté l'éponge il y a deux ans. Dans une récente entrevue au quotidien Le Soir, il racontait avoir le sentiment d'avoir terminé sa mission. " Peut-être y a-t-il encore des criminels nazis, peut-être quelques-uns ont échappé à la justice, mais ils sont trop vieux et trop malades pour être poursuivis. Mon travail est fait. Je leur ai tous survécu. "
Dans la même interview, il se dit déçu que l'humanité n'ait pas tiré la leçon de la Shoah. " La haine peut germer partout. La traque doit continuer. Les criminels ne doivent jamais dormir tranquilles. "
Simon Wiesenthal, qui sera inhumé en Israël, était animé par le sentiment d'être le seul à vouloir vraiment traduire les anciens nazis devant la justice. " Si ce n'avait pas été moi, qui l'aurait fait? " s'est-il un jour demandé devant Leo Adler. Hier, il a définitivement laissé à d'autres le soin de prendre sa relève.
Farber, Bernie
Sur cette photo prise en 1986, Bernard Farber (à droite), directeur général du Congrès juif canadien, pose avec Simon Wiesenthal avec qui il a collaboré pendant une vingtaine d'années dans le but de retracer des criminels de guerre ayant trouvé refuge au Canada.
Reuters
Simon Wiesenthal, en avril 2002.
Le chasseur de nazis refusait de venir au Canada
Gruda, Agnès
Pendant de nombreuses années, Simon Wiesenthal a refusé de venir au Canada pour protester contre son manque de fermeté à l'égard des criminels de guerre nazis, affirment plusieurs leaders de la communauté juive au pays.
Le célèbre chasseur de nazis a déjà visité le Canada, mais à compter du début des années 80, il a décidé de boycotter ce pays, " parce que le gouvernement fédéral refusait de prendre une position forte dans le dossier des criminels nazis ", dit Leo Adler, directeur aux affaires nationales du Centre canadien des amis de Simon Wiesenthal.
Ce centre appartient à un réseau d'organismes qui luttent contre l'antisémitisme et font la promotion de la tolérance. L'organisation n'a pas été fondée par M. Wiesenthal, qui n'a fait que lui prêter son nom.
Selon les témoignages recueillis, Simon Wiesenthal n'a fait aucune critique publique de l'attitude du gouvernement canadien, mais ses réserves à l'égard d'Ottawa étaient de notoriété publique. " À un moment donné, il ne voulait plus mettre les pieds au Canada, parce que le Canada se montrait récalcitrant à poursuivre les criminels de guerre ", affirme Bernard Farber, directeur du Congrès juif canadien.
Des centaines de nazis au Canada
À la fin de la guerre, des centaines d'anciens nazis ont trouvé refuge au Canada. Longtemps, le gouvernement canadien les a ignorés. Ce n'est qu'après le rapport de la commission Deschênes, publié en 1987, qu'Ottawa a sérieusement entrepris de les traduire devant la justice.
Ceux qui étaient jugés coupables d'avoir menti sur leur passé risquaient d'être privés de leur citoyenneté et expulsés vers leur pays d'origine.
À l'époque, la commission Deschênes avait établi que le Canada comptait encore 220 " dossiers nécessitant une enquête ", dont une vingtaine de " dossiers chauds ", signale Bernard Farber.
Mais ces dossiers n'avancent pas vite et les présumés criminels de guerre meurent souvent avant d'avoir eu l'occasion de faire face à la justice.
Selon le Congrès juif canadien, seulement deux criminels de guerre, Jacob Luitjens et Ladislaus Csatari, ont été chassés du pays après avoir perdu leur citoyenneté.
Cinq autres personnes ont été jugées coupables d'avoir obtenu leur citoyenneté à l'aide de déclarations mensongères, mais leurs cas n'ont pas encore été soumis au Conseil des ministres, qui doit décider de la révocation de la citoyenneté. Et enfin, trois autres causes se trouvent encore devant la justice.
" Le Canada a accueilli une centaine de criminels nazis, nous n'en avons expulsé que deux. C'est une question de volonté politique ", tranche Bernard Farber.
" Il y a eu des progrès, mais le processus judiciaire canadien demeure très laborieux ", affirme de son côté Leo Adler.
Au printemps dernier, le Centre canadien des amis de Simon Wiesenthal a décerné des notes aux pays en fonction de leur performance dans la chasse aux derniers criminels nazis. Les États-Unis ont décroché un A. Le Danemark et la Hongrie la note B. Et le Canada a dû se contenter d'un petit C, comme l'Australie, l'Allemagne et la Grande-Bretagne.
Les réfugiés de l'intérieur
Gruda, Agnès
Je ne suis pas une réfugiée, je suis d'ici, je suis américaine!" Affalée sur un lit de toile au milieu de l'Astrodome de Houston, une femme qui vient tout juste d'être évacuée de La Nouvelle-Orléans n'a pas assez de voix pour crier toute son indignation.
L'ouragan Katrina s'était abattu trois jours plus tôt sur la Louisiane et cette femme avait dû abandonner tous ses biens pour sauver sa vie. Au moment de notre rencontre, elle vivait parmi d'autres évacués qui, comme elle, avaient tout perdu et n'avaient nulle part où aller.
Aux yeux des médias, elle faisait partie d'un groupe de réfugiés - un terme qu'elle recevait comme une gifle, comme s'il l'enfermait dans une catégorie de citoyens de seconde zone, pas tout à fait Américains.
Un réfugié, selon le Petit Robert, c'est quelqu'un qui a dû fuir son pays d'origine pour échapper à un danger. Étymologiquement, cette femme avait donc raison: sa situation n'avait rien à voir avec celle de réfugiés fuyant des pays en guerre ou en proie à de terribles famines.
Pourtant, sociologiquement, la langue des médias n'était pas si loin de décrire la réalité. Car cette femme et la majorité de ses compagnons d'infortune habitaient, avant l'inondation, une sorte de pays parallèle - une contrée de misère chronique, de ségrégation raciale et d'avenir bouché -, presque aussi éloigné de la banlieue où vivent les classes moyennes blanches que peuvent l'être certains pays d'Afrique.
Quand on tient compte de la banlieue, La Nouvelle-Orléans compte 1,4 million d'habitants, dont 400 000 dans la ville centrale - la partie la plus pauvre, la plus noire et aussi la plus inondée de l'agglomération.
Parmi les habitants de cette ville centrale, plus du quart, soit 28%, gagnaient un revenu inférieur au seuil de la pauvreté. C'est presque deux fois plus que la moyenne nationale.
Les budgets scolaires de la ville figuraient parmi les plus bas des États-Unis. Le taux d'analphabétisme y frôlait 40%. On y recensait aussi, proportionnellement, 10 fois plus de meurtres que la moyenne.
Et puis, surtout, les deux tiers des habitants de La Nouvelle-Orléans avaient la peau noire. Et ce sont eux qui fracassaient tous les indicateurs d'indigence.
Un exemple: 35% des Noirs ne possédaient pas d'auto, contre 15% chez les Blancs. Au moment où l'eau du lac Pontchartrain a déferlé sur la ville, ce petit détail a eu une grande importance: les propriétaires d'une voiture ont fui plus facilement la ville inondée. De la même manière, ceux qui avaient des cartes de crédit fonctionnelles ont pu se loger plus facilement dans des hôtels et éviter ainsi la cohue des refuges.
Résultat: parmi les rescapés qui ont trouvé un abri dans les grands stades de Houston ou Baton Rouge, on croisait presque exclusivement des Noirs.
Une forte proportion des réfugiés de La Nouvelle-Orléans venaient bel et bien d'ailleurs: du pays de la misère... noire, que l'ouragan aura eu la cruauté, mais aussi le mérite, de mettre à nu.
Car près de trois semaines après le cyclone, alors que l'on finit de faire le décompte des morts, les projecteurs des médias se sont braqués sur cette "autre Amérique", selon le titre d'un reportage paru dans le dernier Newsweek.
Cette Amérique-là, c'est celle des femmes de ménage mères de cinq ou six bambins, le pays des serveuses et des préposés aux inventaires qui vivotent péniblement de petit boulot en petit boulot. Ils sont de plus en plus nombreux, et pas seulement en Louisiane: en 2004, le nombre de personnes vivant sous le seuil de la pauvreté aux États-Unis est passé de 36 à 37 millions.
"J'espère que nous allons réaliser que la population de La Nouvelle-Orléans n'a pas été abandonnée seulement durant l'ouragan. Elle a été abandonnée il y a longtemps aux meurtres et au chaos dans les rues, aux maisons délabrées, aux soins de santé inadéquats", a souligné le sénateur démocrate Barack Obama dans les jours qui ont suivi la catastrophe.
"Ce que le monde choqué a vu à La Nouvelle-Orléans, ce n'est pas seulement l'effondrement d'une digue, c'est un clivage entre les races et les classes", écrit de son côté le New York Times.
On peut toujours reconstruire, et même renforcer les digues - c'est une question de volonté politique et de coûts. Il est autrement plus difficile de se débarrasser des digues sociales qui ont rendu la population noire plus vulnérable à la tempête.
LE CLIVAGE...
6 Noirs américains sur 10 estiment que la lenteur du gouvernement fédéral à intervenir pour aider la population de La Nouvelle-Orléans inondée vient du fait que la majeure partie de la population de la ville est noire. 1 Blanc sur 8 pense la même chose.
Source: Sondage Gallup effectué cette semaine auprès de 848 Blancs et 262 Noirs, pour le Time Magazine et USA Today.
agruda@lapresse.ca
La chronique ironique qui voit et entend tout... à sa façon
Thibodeau, Marc; Gruda, Agnès; Khan, Jooneed; Ouimet, Michèle
BBC; AP; AFP