Le combat de Steven Fletcher
Gruda, Agnès
Winnipeg - À l'occasion de la campagne électorale, La Presse poursuit son voyage canadien. Quatrième arrêt: Winnipeg, où nous faisons connaissance avec un candidat qui a toute sa tête, tout son coeur- et rien d'autre.
Une camionnette bleue est immobilisée devant l'entrée principale de l'hôpital Grâce, à Winnipeg. Elle bloque un peu le passage. Derrière, les gens s'impatientent. Ils viennent d'assister au spectacle de Noël de l'établissement et ils ont hâte de rentrer à la maison.
Excédé, un homme part à la recherche du propriétaire du véhicule. Sans le moindre ménagement, il le somme de libérer la voie. Mais Steven Fletcher ne peut presser le pas. Prisonnier de son fauteuil roulant, il doit attendre que la personne qui l'assiste 24 h sur 24- aujourd'hui, c'est Sara- abaisse la plateforme du camion et attache son fauteuil aux quatre sangles qui le maintiendront en place pendant le trajet...
En juin 2004, Steven Fletcher est devenu le premier député tétraplégique à la Chambre des communes. Cette année, il fait encore campagne pour le Parti conservateur dans la circonscription de Charleswood-St.James-Assiniboia. L'hiver lui rend la tâche plus rude: son fauteuil surmonte péniblement les monticules de neige. " Je devrai acheter de meilleurs pneus ", prévoit-il.
Mais un tas de neige, c'est un bien petit obstacle pour cet homme qui revient de très loin. En 1996, alors qu'il a tout juste 23 ans et vient d'obtenir son diplôme d'ingénieur, Steven Fletcher entre en collision avec un orignal qui fracasse son parebrise, envoie son auto dans un ravin et lui retombe dessus.
Le jeune homme se trouve paralysé à partir du cou. Aujourd'hui, il peut parler, bouger les yeux et soulever les épaules. Tout le reste de son corps est figé à jamais.
Première bataille
Pendant les premières semaines après l'accident, il ne parvient à communiquer avec son entourage qu'en bougeant les paupières et en faisant claquer sa langue.
Puis, il retrouve la parole. Mais ses perspectives de vie lui donnent juste envie de dire non. " On m'a dit que je ne pourrais jamais vivre de façon autonome. Mon seul choix se limitait à décider dans quelle institution je voulais finir mes jours. "
C'est là que Steven Fletcher mène son premier combat. Une vie en institution, non merci. Ce qu'il a vu à l'hôpital lui a suffi. Quand il y fait référence, son regard bleu s'assombrit et sa voix s'étrangle. On devine des mois d'abjection.
Les gens qui sont réduits à cet état de dépendance craignent de se plaindre, par peur de représailles, opine-t-il. Mais il ne dira pas un mot de plus. " Un jour, je vais peut-être raconter ce que j'ai vécu. Mais pas maintenant ", répète-t-il.
Après un an d'enfer, Steven Fletcher prend donc le chemin de l'autonomie. D'abord, une maîtrise en administration. Incapable de tenir des notes, il doit développer des techniques pour mémoriser ses cours. Sa force de caractère est telle qu'il finit par accéder à la présidence de l'association d'étudiants.
" Mon fils a toujours été un leader naturel ", dit son père Dave Fletcher. Et il ajoute avec fierté: " Il a peut-être perdu son corps, mais il a toute sa tête. "
Un regard critique
Au fil des ans, Steven Fletcher a acquis une connaissance intime des rouages du système médical canadien- ce qui l'a amené à exercer le rôle de critique de l'opposition en matière de santé.
Alité, Steven Fletcher avait dû attendre des mois pour subir un examen de résonance magnétique. Et il se bat encore aujourd'hui contre la régie d'assurance automobile manitobaine qui refuse de lui rembourser tous les coûts associés à son travail de député.
Mais ce qui le choque le plus, " c'est que l'on sauve des gens après des blessures catastrophiques, pour ensuite leur refuser les moyens de vivre une vie digne et signifiante ".
Où a-t-il puisé la force pour se doter lui-même de ces moyens? " J'étais physiquement incapable de me tuer. Il me restait deux possibilités: désespérer ou combattre. " Il a opté pour la seconde. Pour constater, en bout de ligne, que lorsqu'on prend les moyens de vivre, l'envie de mourir se dissipe...
Aujourd'hui, par respect pour ceux qui, dans une situation semblable, préféreraient tirer leur révérence, il serait incapable de voter contre une loi ouvrant la porte à l'euthanasie. Mais il ne pourrait pas non plus voter pour. Alors, il s'abstiendrait.
Il y a 10 ans, Steven Fletcher était confronté à la perspective d'une vie de réclusion, en compagnie d'autres handicapés lourds. Aujourd'hui, il ne lui manque qu'une chose: une famille. Pourrait-il avoir des enfants? Ce n'est pas impossible, selon lui. Et sinon, il y a toujours l'adoption.
Sur le tableau noir d'une pièce où il a suivi un cours de français, une phrase, transcrite phonétiquement, dit: " Je vou-dray une blonde "...
" Si je parviens à fonder une famille, je vais estimer que j'ai vraiment réussi ma vie ", dit Steven Fletcher. Et pourquoi pas? La vie qu'il mène fait déjà mentir tous les mauvais pronostics.
Harlem sur la Saskatchewan
Gruda, Agnès
Saskatoon - Notre journaliste Agnès Gruda et notre photographe Martin Tremblay poursuivent leur voyage au Canada à l'occasion de la campagne électorale. À Saskatoon, la plus autochtone de toutes les agglomérations du pays, ils ont trouvé une ville cassée en deux, qui n'en finit plus de panser ses plaies.
Dwayne Sasakamoose gigote devant son cornet de frites et son milk shake. Nous sommes dans un McDonald's du quartier autochtone de Saskatoon, où des avenues désignées par des chiffres croisent des rues qui portent des noms de lettres.
Ici, c'est à l'intersection de la 22e et de la 5e. Autour du McDo, des prêteurs sur gages annoncent leurs services avec des affiches criardes. Money Now, Cash World, Money Express. Dans ces boutiques de la misère, tout se monnaie, les meubles, les chèques de paie à venir, même les crédits pour enfants que l'on va réclamer à la prochaine déclaration fiscale...
Nous sommes attablés au deuxième étage du restaurant, dans un coin tranquille où Dwayne se sent plus à l'aise pour raconter son histoire.
Une casquette des Yankees vissée sur la tête, une feuille de marijuana tatouée sur un doigt, voici donc Dwayne Sasakamoose, 22 ans. Il a passé sept ans en détention.
Petit, il jouait au hockey et réussissait bien à l'école. Mais son père lui a fait vendre de la dope dès l'âge de 10 ans. Sa soeur cadette a commencé à traîner dans les rues. Il a voulu la surveiller. Et la rue l'a avalé.
Vols d'autos, drogues dures, armes à feu: Dwayne s'élève peu à peu dans la hiérarchie du crime. Il finit par se joindre aux Indian Posse, un des trois gangs qui, depuis quelques années, règnent sur son quartier.
Il " fait " des centres de détention pour mineurs, puis de vraies prisons. La dernière fois, il en a pris pour 23 mois. En prison, on a le temps de réfléchir. Il pense à son cousin, abattu d'une balle dans la tête. À tous les amis qu'il a déjà enterrés. Et à son petit frère, le seul de sa famille à mener encore une vie à peu près normale.
" J'essayais de le mettre en garde contre la rue, mais je voyais bien que je disais une chose et que j'en faisais une autre ", dit Dwayne.
C'est là qu'il décide de changer de vie. Aujourd'hui, Dwayne est traité à la méthadone. Il attend d'être admis dans une école professionnelle. Il vit avec sa blonde, qui est sur le point de terminer son secondaire.
Dwayne est encore bien fragile, pense André Poilièvre, prêtre francophone de Saskatoon qui, depuis un quart de siècle, aide les jeunes autochtones à s'arracher à cette rue qui les détruit.
Le jour de notre rencontre, Dwayne devait comparaître en cour pour une histoire de Nintendo volé.
" Une niaiserie ", selon le père André. Le jeune homme aurait emprunté l'appareil à un cousin et a omis de le rendre. Mais avec son dossier, la justice s'emballe vite.
" Ça va prendre encore deux ou trois ans avant qu'il soit vraiment solide, mais il est bien parti ", commente le prêtre, qui a tenu à accompagner Dwayne au tribunal.
Collision brutale
L'avenue Idylwyld, large artère aux airs de boulevard Taschereau, coupe Saskatoon en deux. À l'Est, une population blanche, en majorité anglo-saxonne. À l'Ouest, les autochtones.
La plupart des Blancs n'ont jamais mis les pieds à l'Ouest. Mais la frontière n'est pas seulement raciale, elle est aussi économique. Car les Amérindiens qui réussissent, et ils sont de plus en plus nombreux, déménagent dès qu'ils en ont les moyens.
Saskatoon, ville de 225 000 habitants, a le taux de criminalité le plus élevé au Canada. Et la proportion d'autochtones en milieu urbain la plus forte au pays: 13 %. Dans le quartier où vit Dwayne, ces deux réalités statistiques se superposent. C'est Harlem sur la Saskatchewan.
Les deux Saskatoon- l'Est propret qui s'étend le long de la rivière Saskatchewan, l'Ouest miséreux avec ses jeunes qui traînent et ses ruelles sombres- sont entrés brutalement en collision une nuit de novembre 1990. Une histoire qui a creusé davantage le fossé entre les deux communautés. Et qui, 15 ans plus tard, continue à faire des vagues.
Ce jour-là, Neil Stonechild, ado de 17 ans qui a grandi dans le West Side, annonce à sa mère qu'il va reprendre sa vie en main et quitte la maison pour une ultime " brosse ".
Le dernier à l'avoir vu est un de ses copains qui a aperçu le visage ensanglanté de Neil dans une voiture de la police de Saskatoon. Quelques jours plus tard, on retrouve son corps gelé dans un quartier industriel du nord de la ville.
L'affaire est vite classée: ce n'est que le cadavre d'un autre Indien saoul. Mais il y a des détails troublants. Le témoignage du copain qui a vu Neil dans une voiture de police n'est pas noté dans le dossier. Les vêtements du garçon sont brûlés au poste de police. Et puis, comment a-t-il fait pour se retrouver à cinq kilomètres de chez lui, à- 20o C, chaussé d'un seul soulier?
Sa mère, Stella Bignell, est convaincue que quelqu'un est responsable de la mort de son fils. Mais elle crie dans le désert. Puis, il y a cinq ans, de nouveaux cadavres gelés sont trouvés aux confins de la ville. Et un homme, Darrell Night, raconte comment deux policiers l'ont jeté dans la neige, ivre mort, loin de tout.
L'histoire de Neil Stonechild resurgit: aurait-il été lui aussi emmené pour une fatale " promenade sous les étoiles "? L'an dernier, une enquête publique aboutit à un rapport dévastateur pour la police de Saskatoon. Deux policiers, ceux qui ont embarqué Neil Stonechild en 1990, sont congédiés. Mais la Couronne n'entame pas de poursuites.
Aujourd'hui, les deux policiers contestent leur congédiement. Devant la perspective de voir les deux hommes reprendre leur boulot, la mère de Neil Stonechild, Stella Bignell, vient de déposer une poursuite de 30 millions contre une dizaine de policiers de Saskatoon.
" Ce n'est pas vraiment l'argent qu'elle cherche, mais la vérité. Elle a besoin de savoir ce qui s'est passé pour retrouver la paix de l'esprit ", dit son avocat, Don Worme.