Le Figaro, no. 18833
Le Figaro Économie, mardi 22 février 2005, p. 9
FIGARO ECONOMIE - CHANCES ET RISQUES DU MONDE
hydrocarbures En 2004, le pays a pris la sixième place au palmarès des pays consommateurs de pétrole, un rang jusque-là occupé par la France
L'Inde s'inquiète de sa dépendance énergétique
Marie-France Calle, Juliette Vernet
Avec une horloge démographique qui s'emballe et sa prétention à devenir « la deuxième puissance économique mondiale, voire la première » d'ici vingt ans, l'Inde a cruellement besoin d'énergie. La consommation de pétrole par habitant est seulement de 0,7 baril par jour, contre 24,6 aux Etats-Unis. Les deux géants asiatiques, la Chine et l'Inde, qui représentent à eux seuls 37 % de la population mondiale, sont aussi en passe de devenir les premiers pollueurs de la planète. Les deux pays ont soif de pétrole, de gaz naturel, mais continuent de consommer beaucoup de charbon.
Pour l'heure, New Delhi et Pékin s'interrogent sur la manière de trouver de quoi nourrir leurs croissances exponentielles. L'Inde table sur une progression annuelle du PIB de 7,5 % au cours de la prochaine décennie, mais la Chine flirte avec les 9 %. « Bien que l'Inde et la Chine affichent des croissances du PIB sensiblement différentes, la progression de leurs besoins énergétiques est quasiment la même », affirme Nandakumar J., professeur à l'université de Delhi. Il rappelle que dans les deux pays, les besoins énergétiques augmentent de 8 % par an. L'an dernier, l'Inde a pris la sixième place au palmarès des pays consommateurs de pétrole, jusque-là occupée par la France. Quant à la Chine, sa demande en énergie devrait égaler celle de l'ensemble des pays de l'OCDE en 2020.
A cause, notamment, des retombées négatives de la hausse des prix du pétrole, les responsables indiens ont d'ailleurs dû revoir leur croissance à la baisse à 6,5 % sur l'exercice 2004-2005, contre 8,2 % en 2003-2004. Bref, il y a péril en la demeure. « La demande en énergie dans la région Asie-Pacifique devrait être cette année de 31,4 % de la demande mondiale, et l'Inde et la Chine se taillent la part du lion, poursuit Nandakumar J., mais si la Chine a réussi à étendre ses tentacules dans des régions riches en énergie, l'Inde a été moins heureuse jusqu'à présent. L'une des raisons principales de ce décalage est la politique de Delhi vis-à-vis de ses voisins. » En un mot, les conflits régionaux, avec, au premier plan, la guerre larvée indo-pakistanaise, qui semble avoir fortement pénalisé l'Inde dans sa quête de ressources énergétiques.
D'où la nouvelle « diplomatie de l'énergie » lancée tous azimuts par Mani Shankar Aiyar, le ministre du Pétrole et du Gaz, entré au gouvernement de centre gauche issu des urnes à Delhi en mai 2004. « Aiyar tente de convaincre tous les gouvernements concernés, le sien et ceux de ses voisins, de la nécessité de dépasser les querelles politiques afin de mettre en place une sécurité énergétique dans la région », note l'hebdomadaire India Today dans sa dernière édition. Le magazine relève que « l'Inde connaît actuellement la pire période de son économie pétrolière. Jusque dans les années 90, le pays n'importait que 30 % de ses besoins en brut. Aujourd'hui, ses importations s'élèvent à 70 % de sa consommation ». En quinze ans, la dépendance de l'Inde vis-à-vis du pétrole étranger a crû de 85 %. C'est une mauvaise nouvelle.
Celle-ci est compensée par d'excellentes prémices : la nécessité énergétique peut devenir un catalyseur de paix en Asie du Sud. En visite au Pakistan, le 16 février, le ministre indien des Affaires étrangères, Natwar Singh, a ainsi débloqué les négociations sur un gazoduc devant relier l'Iran à l'Inde. Un dossier vieux de dix ans, gelé en raison des querelles indo-pakistanaises. Il s'agit d'acheminer du gaz naturel iranien via le Pakistan. Réticents, les Indiens avaient d'abord mis en avant leurs mauvaises relations avec Islamabad. Puis, plus récemment, ils avaient exprimé leur inquiétude quant au manque de sécurité au Baloutchistan, province pakistanaise du sud-ouest du pays, qui réclame son autonomie à grands coups d'attentats contre les gazoducs nationaux. « L'Inde avait demandé que le gazoduc soit enterré dans le sous-sol pakistanais, mais cela aurait coûté affreusement cher. Ce n'était pas réaliste », confie un diplomate occidental en poste à Islamabad.
« Je me rendrai à Téhéran en juin et j'espère que cela facilitera la conclusion d'un accord entre l'Inde et l'Iran sur l'achat de gaz en utilisant ce futur gazoduc » qui reste à construire et qui passera par le Pakistan, déclarait le 13 février dernier Mani Shankar Aiyar. Une manne pour Islamabad, qui devrait récolter 500 millions de dollars par an en royalties. Jugeant que « la coopération valait mieux que la compétition » avec Pékin, Delhi a proposé que le gazoduc poursuive jusqu'à la frontière chinoise.
Outre ce « pipeline de la paix », Delhi est prêt à s'approvisionner en énergie au Népal et au Bhoutan (ressources hydroélectriques), mais aussi au Bangladesh (gaz naturel), voire en Birmanie. Enfin, l'Inde, qui détient déjà 20 % des parts du champ pétrolier russe Sakhalin 1, pourrait étendre ses acquisitions en Russie. C'est le début d'un nouveau « Great Game » (Grand Jeu) en Asie. Economique cette fois.
Pour assurer sa sécurité énergétique, l'Inde s'est lancée dans une politique vigoureuse d'acquisitions à l'étranger. Tout comme la Chine, l'Inde est venue tardivement sur ce marché, et doit se contenter des miettes du festin. Le ministre indien était lundi en Russie, pour appuyer la tentative d'ONGC (compagnie publique de pétrole et de gaz) d'investir 10 milliards de dollars, et acquérir une part de 15 % dans la principale filiale de Youkos, Yuganskneftegaz. Outre la Russie, l'Inde a désormais acquis des intérêts dans une dizaine de pays, dont le Soudan, l'Iran, et la Birmanie. Un club pas très respectable aux yeux des Américains. Sur la liste des prochaines tentatives d'investissement : l'Afrique et le Kazakhstan. L'Inde est encore un acteur modeste, mais qui, poussé par sa croissance, va désormais compter sur le marché énergétique mondial.