Réparations pour Haïti
Christiane Taubira
députée de la Guyane française
question écrite au ministre des affaires étrangères,
1er janvier 2003
Mme Christiane Taubira appelle l'attention de M. le ministre des affaires
étrangères sur la date du 1er janvier 2004, jour anniversaire de l'indépendance
de la République d'Haïti. Elle demande que, par un acte de grandeur la France,
en cette occasion solennelle, convienne que ses relations bilatérales avec
Haïti, conçues dans l'injustice et l'arbitraire, doivent être rétablies dans
l'esprit de vérité et de justice qui a présidé à la reconnaissance de la traite
et de l'esclavage comme crime contre l'humanité par la loi du 10 mai 2001.
La République d'Haïti est proclamée le 1er janvier 1804 par le général en chef
Jean-Jacques Dessalines, au terme de l'insurrection commencée en 1791 sous le
commandement de Toussaint Louverture, ayant abouti à la reconnaissance par la
France de l'abolition de l'esclavage en 1794. Cette insurrection était celle des
hommes libres de la colonie de Saint-Domingue, farouchement opposés au
rétablissement de l'esclavage décidé en 1802 par Napoléon Bonaparte. Toussaint
Louverture, trahi par le général Leclerc, est déporté au fort de Joux, dans le
Jura, en Franche-Comté, où il meurt deux ans plus tard.
Ses généraux, Maurepas, Dessalines, Pétion, Christophe... poursuivent la guerre
contre le général Leclerc puis contre le général Rochambeau. Victorieux,
regroupés sur la moitié ouest de l'île, ils proclament une république dont la
Constitution contient des clauses de fraternité et de liberté à l'égard de tous
ceux qui choisiraient de résider en Haïti.
En France, la monarchie restaurée promulgue le 17 avril 1825 une ordonnance
royale imposant à l'ancienne colonie, sous la menace de la flotte de guerre
dépêchée par Charles X et mouillant dans la rade de Port-au-Prince, le règlement
d'une dette de réparation décidée unilatéralement par le roi de France. Ce
tribut à la liberté et à la dignité conquises de haute lutte par les citoyens
haïtiens est officiellement justifié par un prétendu préjudice subi par les
colons dépossédés des terres qu'ils s'étaient appropriées et dont les intérêts
économiques auraient été sacrifiés par l'indépendance. Selon cet acte unilatéral
" les habitants actuels de la partie occidentale de l'île de Saint-Domingue
verseront à la Caisse générale de consignation de France, en cinq termes égaux,
d'année en année, le premier échéant le 31 décembre 1825, la somme de cent
cinquante millions de francs, destinée à dédommager les anciens colons qui
réclameront une indemnité ".
Le montant du tribut est ramené à 90 millions de francs germinal par le
gouvernement de Louis-Philippe Ier. Cette somme correspond à six années de
recettes budgétaires de l'Etat haïtien. Doutant probablement elle-même de la
validité d'un engagement ainsi contracté, la monarchie française fera consolider
cette obligation dans le traité financier du 12 février 1838, qui sera signé en
même temps qu'un traité politique où la France reconnaît en la République
d'Haïti un Etat libre, souverain et indépendant. Le traité financier fixera le
solde de l'indemnité à 60 millions de francs payables selon un échéancier
progressif sur soixante ans. L'engagement sera totalement honoré par le jeune
Etat haïtien qui, en 1883, versera jusqu'au dernier sou.
Le service de la dette grève prématurément le budget de l'Etat, qui recourt à de
coûteux emprunts auprès de banques françaises et à la levée de lourdes
impositions sur la paysannerie haïtienne. Par ailleurs, l'effort national
demandé par la France s'exécute sur le plan intérieur par des mesures de police
et la répression du vagabondage inscrit dans le code rural du 6 mai 1826 pour
contraindre les paysans haïtiens au travail et à l'impôt. Aujourd'hui, Haïti est
l'un des pays les plus pauvres de la planète. L'espérance de vie n'atteint pas
quarante-sept ans. La population est aux deux tiers analphabète. On y compte un
médecin pour dix mille habitants. Plus d'un million d'Haïtiens ont dû rechercher
la survie dans un exil incertain.
La dette de décolonisation payée à la France n'est pas la seule cause des
retards économiques et sociaux d'Haïti. Mais il est incontestable qu'elle a
constitué une ponction financière considérable, handicapant et limitant
durablement l'accumulation de capital et la modernisation de l'appareil
productif, tout en contribuant, par ces versements à l'accumulation du capital
en Europe que la colonie la plus productive du monde, alors appelée perle des
Antilles, avait déjà stimulé dès le XVIIIème siècle.
De l'esclavage, il n'est pas de réparation possible. Ce crime n'est pas de ceux
que l'on évalue. Mais lorsque, comme dans ce cas, sa récompense a été mesurée,
il est juste de restituer l'intolérable indu. Elle lui demande de faire
procéder, au nom du Gouvernement français, à l'abrogation du traité du 18
février 1838 et à la restitution du tribut versé. L'équivalent de six années de
recettes budgétaires de l'Etat haïtien pourrait servir de base d'évaluation. Cet
acte de restitution devrait participer d'un nouvel élan dans l'environnement
régional et culturel d'Haïti.
Les sommes versées pourraient abonder un fonds d'intervention faisant priorité à
l'éducation, la santé, le logement. Ce fonds serait confié à des représentants
de la société civile haïtienne, d'organisations non gouvernementales déjà
implantées en ce pays, de personnalités qualifiées haïtiennes et françaises et
de délégués des deux Etats. Au regard de sa forte contribution au paiement de la
dette et de sa place aujourd'hui encore dans la sociologie haïtienne, la
paysannerie en serait parmi les principaux bénéficiaires. Les jeunes et leurs
besoins en éducation et en formation étant un public prioritaire. Par ce geste
accompli le jour où tous les républicains du monde commémoreront le bicentenaire
de la République d'Haïti, première république noire au monde, la République
française renouerait avec ses ambitions universelles, porteuses du message de la
liberté, de la justice et de la fraternité.