Haitï - Jean-Bertrand Aristide : “Leur obsession est de maintenir une situation que l’on pourrait appeler « démocratique », mais qui au fond ne consiste qu’en une démocratie superficielle et importée, imposée et contrôlée d’en haut”, P. Hallward.
Imprimer cet article
21 février 2007
Haiti Analysis.
Narco News, 16 février 2007.
Au milieu des années 1980, Jean-Bertrand Aristide était un jeune curé travaillant dans un quartier pauvre et conflictuel de Port-au-Prince. Il devint bientôt le porte-parole d’un mouvement populaire grandissant contre la série de régimes militaires qui ont dirigé Haïti après l’effondrement de la dictature des Duvalier en 1986. En 1990, il gagna les premières élections présidentielles démocratiques du pays avec 67% des voix. Perçu comme une menace par l’élite minoritaire dirigeante d’Haïti, il a été renversé par un coup militaire en Septembre 1991. Les conflits avec cette même élite, appuyée par ses puissants alliés aux Etats-Unis et en France, ont façonné toute la trajectoire politique d’Aristide : après une autre victoire écrasante aux élections de 2000, la résistance de l’élite a finalement culminé dans un deuxième coup contre lui dans la nuit du 28 février 2004. Aristide vit en exil en Afrique du Sud depuis deux ans. (...)
Peter Hallward : On vous a souvent accusé d’être intolérant à l’égard de la dissidence, d’être déterminé à imposer votre volonté. Mais que répondez-vous à ceux qui avancent que le vrai problème était juste le contraire, que vous étiez trop tolérant ? Vous avez permis à d’anciens soldats de demander ouvertement et à maintes reprises la reconstitution de l’armée. Vous avez permis aux dirigeants autoproclamés de la « société civile » de tout faire pour renverser votre gouvernement. Vous avez permis à des stations de radio de soutenir une campagne féroce de désinformation. Vous avez permis toutes sortes de manifestations, demandant votre départ, d’avoir lieu jour après jour, et bon nombre des manifestants étaient financés et organisés directement par vos ennemis aux Etats-Unis.
Jean-Bertrand Aristide :Bon, c’est ce qu’exige la démocratie. Ou bien vous permettez l’expression libre d’opinions diverses ou bien vous ne le permettez pas. Si les gens ne sont pas libres de manifester et de faire entendre leurs revendications, il n’y a pas de démocratie. Je savais que nous étions en position de force au parlement, et que la grande majorité du peuple était derrière nous. Une petite minorité s’opposait à nous. Leurs connections avec l’étranger, leurs intérêts commerciaux et autres, les ont rendu puissants. Toutefois, ils avaient le droit de protester, de formuler leurs demandes, comme tout le monde.
Peter Hallward : L’accusation la plus grave et la plus fréquente portée contre vous par les manifestants, et reprise par les critiques à l’étranger est que vous avez eu recours à la violence pour vous accrocher au pouvoir, que, lorsque la pression sur votre gouvernement a augmenté, vous avez commencé à vous appuyer sur des gangs armés des bidonvilles, appelés « chimères », et que vous les avez utilisés pour intimider, et dans certains cas, assassiner vos opposants.
Jean-Bertrand Aristide
ès que vous regardez rationnellement ce qui se passait, ces accusations sont loin de tenir debout. Plusieurs choses doivent être prises en compte. D’abord, la police travaillait sous un embargo depuis plusieurs années. Nous ne pouvions pas acheter des gilets pare¬balles ou des bonbonnes de gaz lacrymogène. La police était très mal équipée, et était souvent incapable de contrôler une manifestation ou une confrontation. Certains de nos opposants, certains des manifestants, qui cherchaient à provoquer des confrontations violentes, le savaient parfaitement bien. Il était de notoriété public que pendant que la police avait épuisé ses punitions et ses réserves. Des armes lourdes étaient passées en contrebande à nos adversaires au travers de la République dominicaine. Le peuple le savait aussi, le comprenait et s’en inquiétait. Ils ont commencé à être nerveux, avec raison. Les provocations augmentaient, et on enregistrait des actes isolés de violence. Cette violence, était-elle justifiée ? Non. Je l’ai condamnée. Je n’ai pas arrêté de la condamner. Mais avec les moyens limités à notre disposition, comment pouvions nous prévenir les flambées de violence ? Il y avait beaucoup de provocation, beaucoup de colère, et il n’y avait aucun moyen pour nous de faire en sorte que chaque citoyen refuse la violence. Mais, il n’y a jamais eu d’encouragement délibéré à la violence, il n’y a jamais eu de recours délibéré à la violence.
En ce qui concerne les « chimères », ceci est clairement une autre expression de notre mentalité d’apartheid, le mot dit tout. Les « Chimères » sont des gens qui sont pauvres, qui vivent dans un état de grande insécurité et de chômage chronique. Ils sont les victimes d’une injustice structurelle, d’une violence sociale systématique. Et ils se retrouvent parmi les gens qui ont voté pour ce gouvernement, qui ont apprécié ce que le gouvernement faisait ou avait fait, malgré l’embargo. Ce n’est pas surprenant qu’ils doivent confronter ceux qui ont toujours bénéficié de cette même violence sociale, lorsqu’ils ont commencé activement à saboter leur gouvernement.
Encore une fois, ceci ne justifie pas des actes de violence occasionnels, mais où se trouvait la vraie responsabilité ? Qui sont les vraies victimes de la violence ici ? Combien de membres de l’élite, combien de membres des nombreux partis de l’opposition ont été tués par les chimères ? Combien ? Qui sont-ils ? Pendant ce temps certain des intérêts économiques puissants étaient heureux de financer des gangs criminels, d’armer des vagabonds, à Cité Soleil et ailleurs, en vue de créer du désordre et d’en rejeter le blâme sur Fanmi Lavalas. Ces mêmes personnes ont aussi payé des journalistes pour présenter la situation d’une certaine façon, et entre autres choses, leur ont promis des visas - récemment, quelques uns d’entre eux, qui vivent en France maintenant, ont admis qu’on leur avait quoi dire, pour pouvoir obtenir leur visa. Donc, vous avez des personnes qui finançaient la désinformation d’un côté, et la déstabilisation d’un autre, et qui encourageaient de petits groupes de truands à semer la panique dans les rues, pour créer l’impression que le gouvernement perdait le contrôle de la situation.
Comme si cela ne suffisait pas, au lieu de permettre aux munitions de la police de parvenir en Haïti, au lieu d’envoyer les armes et les équipements pour renforcer le gouvernement, les américains les ont envoyé à leurs représentants en République Dominicaine. Vous n’avez qu’à regarder qui étaient ces gens - des personnes comme Jodel Chamblain, un criminel reconnu coupable par la justice, qui s’est échappé de prison pour être accueilli par les Etats-Unis, qui a ensuite armé et financé ces « combattants de la liberté » attendant à la frontière en République Dominicaine. C’est ce qui s’est vraiment passé. Nous n’avons pas armé les « chimères », les Etats-Unis ont armé Chamblain et Philippe. L’hypocrisie est extraordinaire. Ensuite, lorsque nous parlons de 2004-06, soudainement tous les propos indignés contre la violence se sont tus. Comme si rien ne s’était passé. On entassait des gens dans des conteneurs et on les jetait à la mer. Cela ne comptait pas. Les innombrable attaques sur Cité Soleil, elles ne comptaient pas non plus. Et je pourrai continuer longtemps. Des milliers de personnes sont mortes. Mais, elles ne comptent pas, parce qu’elles ne sont que des « chimères » après tout. (...)
- Lire l’ article http://narconews.com