La seconde famille de Mitterrand - Derniers
secrets
par Christophe Barbier
Seules deux jeunes femmes pouvaient raconter
cette histoire. Une histoire d'amour et de mensonge.
Un prodigieux roman vrai qui court de l'été 1961
à l'hiver 1996 et emporte dans ses bonheurs et
ses complexités François Mitterrand, Anne Pingeot
et leur fille Mazarine. Dans Une famille au secret
(Stock, à paraître le 5 octobre), Ariane Chemin
et Géraldine Catalano ne jugent pas, ni de l'usage
de l'argent public, ni de la duplicité privée de
l'ancien président: elles racontent comment cette
vie à double fond s'est organisée, dissipent les
ombres intimes de Mitterrand et dévoilent ce que
cachaient les tentures officielles de la
politique. On retrouve, avec force détails, le cheval
akhal-teke monté par Mazarine à Souzy-la-Briche
(Essonne), les 270 000 francs prêtés à Anne Pingeot
par Roger-Patrice Pelat en 1986, les méthodes
douteuses employées par l'Elysée pour protéger la vie
privée. On découvre surtout un couple et une
petite fille que les contingences de l'ambition
politique auront privés des simples bonheurs de la vie
de famille. Extraits
La rencontre
Nous sommes en 1961. L'été, le lac d'Hossegor
prend des airs de jardin des Finzi-Contini. On se
donne rendez-vous sur la plage Blanche, au tennis
ou au golf. [...] François et Danielle sont à leur
aise partout: avec Christine et Roger, surnommé
«Tonton belote», ils rejoignent souvent la bande
du radiologue Laurent Raillard, pilier des greens
d'Hossegor. [...] Au club-house, «Lala» fait les
présentations.
- Pierre Pingeot.
- François Mitterrand.
Les deux hommes ont le même âge: le premier est
né en 1915, le second en 1916. Ils sont issus du
même terreau, provincial, catholique,
conservateur. [...] Villa Lohia, le dirigeant socialiste
séduit tout le monde - à commencer par Mme Pingeot
mère, qui trouve l'homme cultivé et charmant. [...]
A table, François Mitterrand observe à la dérobée
le reste de la famille. Il y a Martine, l'aînée,
et Anne, la seconde. A tout juste 18 ans - trois
ans de plus que Jean-Christophe - cette brune à
la taille de guêpe et aux airs de sauvageonne
conjugue la retenue de ses manières rangées à
l'audace de son regard vert d'eau.
© DR
C'est la première photo de François Mitterrand et
Anne Pingeot, dans la propriété de François de
Grossouvre, en 1981. L'homme qu'elle aime en secret
depuis les années 1960 est devenu l'être le plus
exposé de France.
[...] Anne note les sourires répétés, les
battements de paupière de l'hôte de ses parents. Elle
écoute, charmée, ces noms d'écrivains qui peuplent
la conversation de l'invité, si différent des
patrons et grands industriels d'ordinaire conviés à
souper chez les Pingeot. Elle rencontre le
ministre, devine le lecteur, soupçonne le romantique.
Il a du charisme. Elle, du caractère. Il pose des
questions. Elle n'a pas peur de répondre, de
cette voix de tête qui déroute d'abord. Lorsqu'elle
lui raconte sa passion du dessin - elle possède un
excellent coup de crayon - François Mitterrand
écoute, approuve, conseille de sa voix sucrée. Anne
rit de ce rire cristallin des très bonnes
familles. Il la fascine et l'intimide. Qui comprend
alors ce qui s'ébauche, cet été, entre cette jeune
fille de 18 ans et cet homme de 45 ans? Personne,
ou presque. [...] Thérèse Pingeot ignore
évidemment tout de cet arrangement. Un soir d'été de 1961,
elle demande au nouvel ami de la famille, qui, se
flatte-t-elle, ne lui refuse rien:
- Dites-moi, cher François, ma fille veut suivre
des études d'art. Elle monte à Paris à la
rentrée. Nous ne connaissons pas grand-monde dans la
capitale. Vous ne voudriez pas la prendre un peu
sous votre aile?
- Comptez sur moi, Thérèse. Je m'en occuperai.
Un amour clandestin
Tout commence en 1968. Le député de la Nièvre
achète à un couple de menuisiers deux parcelles à
Gordes (Vaucluse), dans le quartier des Rapières.
En tout, 17 ares, vendus 13 000 francs. L'affaire
est réglée chez Me Charles Auquier, notaire dont
l'étude est située dans le village voisin de
Roussillon. Quatre ans plus tard, le futur président
acquiert trois nouvelles parcelles, cette fois-ci
aux lieux-dits le Village et Lourdanaud, tout
près de la jolie maison des Soudet. C'est finalement
sur le premier terrain que les travaux sont
lancés. Une modeste maison en L, jolie sans être
tape-à-l'œil, fidèle au style régional, s'élève
bientôt, abritant un séjour et deux chambres. [...] Le
16 juin 1976, une société civile immobilière, la
SCI Lourdanaud, est créée, à Trevesse, dans
l'Allier, chez François de Grossouvre. «Préparez-moi
les statuts», demande François Mitterrand à Roland
Dumas. Grossouvre en détient 988 parts, son
épouse, Claude, 10. Les deux dernières appartiennent à
«mademoiselle Anne Pingeot, conservateur de
musée», qui appose sa sage signature au bas des
documents. [...]
Enfin, Mazarine vint
[A la présidentielle de 1974, Mitterrand]
s'incline pour presque rien: 50,81% des voix pour
Giscard, contre 49,19% pour Mitterrand. Un petit point.
Sept ans de perdus. Personne, alors, ne devine
qu'Anne est enceinte. L'enfant a été conçu peu
avant la campagne. Le père de Jean-Christophe et de
Gilbert, qui, cette année-là, fêtent leurs 28 et
25 ans, a 58 ans. Après six folles semaines
dépensées en meetings électoraux, la déception pleine
de promesses de la défaite du 19 mai, cette
naissance qui s'annonce est un rebondissement dans
l'entrelacs de ses vies compliquées. Danielle et ses
électeurs ne doivent rien savoir. Il finit par
sourire. Mais il veut - «il faut», dit-il - que ce
soit une fille. Seuls quelques intimes sont mis
dans la confidence. Ceux, d'abord, qui ont depuis
longtemps sa confiance: François de Grossouvre,
Laurence Soudet, Georges Dayan, son ancien
compagnon pendant la Résistance, l'avocat Robert
Badinter et sa femme, Elisabeth. Charles Salzmann et son
épouse, Monique, instruits lors d'un déjeuner au
restaurant, alors qu'Anne est enceinte de cinq
mois. A Gordes, Anne et François livrent leur
secret au Dr Madeleine Séchan - rencontrée chez les
Soudet. [...]
Vient le moment délicat d'avertir la famille. A
Clermont-Ferrand, Thérèse Pingeot, si pieuse, si
pratiquante, s'affole. Comment? Un enfant hors
mariage? Et qui plus est avec un homme marié? Mais
Anne tient à garder l'enfant. Et quand Anne veut
quelque chose... Chacun tombe d'accord: Anne ne
peut pas accoucher à Paris, moins encore à
Clermont-Ferrand. Trop de risques d'indiscrétions.
Avignon est plus discrète. Madeleine Séchan,
protestante calviniste, se montre compréhensive et propose
ses services. Elle réserve elle-même la chambre
d'Anne, à la clinique catholique Urbain-V, aux
abords de la cité des Papes, et promet de veiller
sur elle et sur le nouveau-né.
Tant que sa grossesse n'est pas visible, la jeune
conservatrice continue à suivre comme une ombre
François Mitterrand. En juin 1974, elle
l'accompagne ainsi à une Fête de la rose, à Giromagny, dans
le Territoire de Belfort, à l'invitation de
Jean-Pierre Chevènement. [...] Anne s'arrondit, la
clandestinité s'impose. A la fin du mois d'août, la
jeune conservatrice quitte la France pour
Londres, où elle séjourne quatre mois. Le 18 décembre
1974, elle regagne Avignon pour entrer en clinique.
Seule sa sœur est venue lui tenir la main.
François, lui, a rejoint Latche. L'enfant naît à 22
heures, bleue, cyanosée, au terme d'un accouchement
difficile. Le lendemain, le Dr Séchan se rend à
la mairie pour déclarer l'enfant: «Mazarine,
Marie, de sexe féminin, fille de Anne Pingeot,
conservateur de musée, domiciliée à Paris (VIe, Seine).»
Rien de plus. Officiellement, Mazarine n'a donc
pas de père. Trop risqué. Cela a été convenu entre
Anne et François. Anne cherche à le prévenir,
pour lui dire que le bébé est une fille et qu'elle
se porte bien. On téléphone à la bergerie des
Landes. C'est la journaliste Kathleen Evin, que le
maire de Château-Chinon et sa femme, Danielle,
convient souvent à Latche, qui décroche le combiné.
François Mitterrand est parti se promener seul
dans la forêt de pins, explique-t-elle. [...]
François Mitterrand tarde à venir. Anne
s'inquiète, se désespère. Et si ce bébé ne l'intéressait
pas? [...] Au téléphone, François met en avant ses
obligations. Il rappelle que sa présence est
indispensable à Latche, où il passe
traditionnellement le réveillon avec Danielle et les garçons. Suit
un mois de janvier très chargé. Le Parti
socialiste se réunit du 31 janvier au 3 février, à Pau,
pour un congrès décisif. [...]
Mitterrand, papa caché
Presque tous les soirs, le premier secrétaire du
PS ouvre solennellement le grand livre rouge
relié de la comtesse de Ségur. Il lit à Mazarine des
pages entières des Petites Filles modèles et des
Vacances, lui chante A la claire fontaine, lui
raconte ce tilleul argenté qu'il a planté pour
elle, à Gordes, en Provence. Il joue à cache-cache et
à chat, imite la locomotive et chaque fois
Mazarine rit aux éclats. [...] A 3 ans, la petite fille
suit son père dans le dédale froid des caves du
Panthéon pour se recueillir sur les stèles de Jean
Jaurès, Jean Moulin, Voltaire ou Victor Hugo,
quatre ans avant la pompeuse cérémonie à la rose de
son investiture. [...] Mazarine est encore en
poussette lorsqu'elle découvre la Hollande. Elle a
six ans lorsqu'elle visite la mosquée Al-Aqsa, à
Jérusalem, avec son père. [...] Et puis il y a
aussi, bien sûr, Venise [...].
Un secret d'Etat
«Tu te rends compte, Danielle, tu vas aller à
l'Elysée!» s'exclame Roger Hanin. «Il lui doit bien
ça...», glisse doucement Christine Gouze-Rénal
[sœur de Danielle Miterrand]. François Mitterrand
prend la main de son épouse: «Qu'est-ce qui nous
arrive?» Paris ne sait pas encore. Anne, elle, est
prévenue au téléphone par le vainqueur, en fin
d'après-midi. «C'est le pire jour de ma vie»,
lâche-t-elle, épouvantée. [...] L'homme qu'elle aime
clandestinement depuis vingt ans est devenu l'être
le plus exposé de France, et Mazarine, leur
fille, un secret d'Etat. François va-t-il s'éloigner?
Que se passera-t-il si la France apprend que son
nouveau président est le père d'un enfant
adultérin? [...] Vers minuit, Laurence Soudet frappe à
la porte. François vient d'arriver rue de
Solferino et lui a glissé à l'oreille: «Allez chercher
Anne et amenez-la-moi.» La mère de Mazarine
s'échappe quelques minutes pour agiter une main fébrile
dans la foule des militants euphoriques.
L'histoire officielle a retenu que le nouveau président
des Français avait entonné L'Internationale avec
Danielle et Irène Dayan dans la voiture qui les
ramenait sous une pluie torrentielle de
Château-Chinon à Paris, qu'il avait serré des mains rue de
Solferino et qu'il s'était couché tôt rue de
Bièvre, après une bonne camomille. En réalité, entre
deux accolades et trois félicitations, François
s'est échappé rue Jacob. Il a serré Anne dans ses
bras et posé un baiser sur les joues endormies de
sa fille.
[...] En septembre 1982, devant Prouteau, que ses
secrétaires appellent déjà «Zorro», il évoque la
sécurité de ses «petits-enfants»: le fils de
Jean-Christophe, les deux filles de Gilbert. Au
moment de le raccompagner à la porte, le président
glisse, sibyllin:
- Pour le reste, voyez avec Rousselet...
Deux bureaux plus loin, Rousselet, donc. Prouteau
lui fait part de la remarque présidentielle. Le
directeur du cabinet du président se racle la
gorge, embarrassé:
- Euh, oui. Il y a une chose dont vous devez être
informé. C'est très... privé. Allez voir
Grossouvre, il vous en dira plus.
François de Grossouvre, enfin, rompt le suspense.
- Bon, voilà, il y a une deuxième famille, une
petite fille de 8 ans et sa maman. Le président
souhaite qu'elle soit protégée, dans la plus grande
discrétion.
[...] Treize ans avant que Paris Match révèle
l'existence de Mazarine, quelques jours seulement
après l'investiture du président socialiste, une
photo menace déjà le secret de François Mitterrand.
Ce premier scoop photographique signant
l'adultère présidentiel, personne ne va pourtant en
profiter. Personne sauf... le chef de l'Etat lui-même.
Intrigué, celui-ci fait en effet très vite savoir
aux deux paparazzis qu'il souhaite voir leurs
images. Voilà les deux gaillards qui, à l'heure
dite, silhouettes carrées, regard goguenard, se
présentent devant les grilles de l'Elysée, tels deux
mauvais élèves convoqués chez le «dirlo». Soudain,
un véhicule officiel franchit lentement le
portail. La vitre se baisse. La main de Pierre Tourlier
[le chauffeur] se tend et saisit l'enveloppe
contenant les tirages noir et blanc. Derrière les
vitres arrière de la voiture, les photographes
reconnaissent la silhouette présidentielle.
[...] [Jean-Edern Hallier] décide de toucher le
président au cœur. Le 14 décembre 1983, plus que
jamais acculé par le fisc, il prend sa plume: «Un
grave préjudice moral et professionnel m'a été
causé depuis le 10 mai 1981. Enfant naturel d'une
gauche que j'ai largement contribué à mettre au
pouvoir, j'attends de l'Etat réparation, dommages
et intérêts. Non-personne, n'ayant pas de
reconnaissance légale, je veux au moins être traité comme
la fille naturelle du président de la République,
née d'Anne Pingeaud [sic]», écrit-il au trésorier
de son arrondissement. […] Quelques jours plus
tard, le polémiste annonce à la presse la
publication prochaine d'un pamphlet intitulé Tonton et
Mazarine. [...] «C'est un voyou. Je veux savoir où
il est, tout ce qu'il fait. Il faut le mettre hors
d'état de nuire!» s'emporte le chef de l'Etat.
S'il est aussi furieux, c'est que figurent aussi
dans le manuscrit les noms de Mazarine et d'Anne,
ainsi que les villégiatures de Gordes et Souzy.
[...] Marie-Christine Hallier elle-même reçoit
des menaces. Sur son paillasson, l'épouse de
l'écrivain - mère d'un garçon de 3 ans - découvre un
petit cercueil d'enfant. Dans sa boîte aux lettres,
l'avocate reçoit aussi un devis de marbrier qui
facture ses obsèques.
... L'enfer du cancer, le paradis Branly
- Je suis foutu, murmure le président, effondré.
- On ne peut pas dire ça, voyons. On ne peut
jamais dire qu'on est foutu. Avec M. Gubler, nous
allons faire ce qu'il faut... [répond le Pr Adolphe
Steg en cette fin de 1981].
- Arrêtez vos salades, je suis foutu, cingle
Mitterrand.
- Que dois-je dire à Danielle? demande Gubler un
peu plus tard.
- Rien.
- Qui dois-je avertir? Qui peut m'aider dans
votre entourage familial?
- Personne.
En réalité, ce secret, bien plus important que
celui entourant l'existence de sa fille, François
Mitterrand ne va le partager qu'avec une seule
personne: Anne Pingeot. Deux heures plus tard, rue
Jacob, il annonce avec calme la terrible nouvelle
à la mère de sa fille. Il peut mourir - selon
Steg, ses chances de survie sont de trois ans.
Machinalement, il choisit un livre, au hasard, dans la
bibliothèque de la conservatrice. C'est la
Bible... La maladie fait de lui un homme prudent et
pressé. Il peut perdre ce pouvoir qu'il a mis tant
d'années à conquérir, si ses adversaires, à droite
comme à gauche, apprennent son mal et s'en
emparent publiquement. Il veut vivre au côté de
Mazarine. Il lui faut un lieu où retrouver sa fille
chaque soir et abriter ce cancer que personne ne doit
connaître. Anne comprend. [Ce sera] le 11, quai
Branly, au pied de la tour Eiffel.