En accélérant leur assimilation (moins de 5% sont encore nomades dans toute l’Europe), Ceausescu les a privés de ce qu’ils chérissaient le plus, la mobilité. Il a confisqué chevaux et chariots comme, de 1950 à 1970, sous prétexte de lutter contre la rage et le surpeuplement, le Canada avait abattu les huskys des Inuits. «Le fantasme du pouvoir en place, en démocratie comme en dictature, est de fixer les gens du voyage. Ce qui est sans attaches effraie le pouvoir», dit Georgiana Ilie, du Centrul Pentru Jurnalism Independent, à Bucarest. Cet OSBL (financé, entre autres, par le Canada), mis sur pied par l’Independent Journalism Foundation de New York, forme notamment des journalistes issus des minorités.
La révolution de décembre 1989 en Roumanie a entraîné l’effondrement des fermes d’État et de l’industrie lourde. Les Roms ont été les premiers à être remerciés. La très grande majorité d’entre eux étant faiblement scolarisés au début des années 1990, leur manque de qualification a accru leur pauvreté. Encore aujourd’hui, leurs activités traditionnelles (recyclage, travaux saisonniers, fabrication de paniers d’osier, aiguisage de couteaux) assurent à peine leur survie.
Après la chute de Ceausescu, l’Occident a d’abord versé une larme sur les orphelins roumains, dont beaucoup étaient roms. Il a frémi quand, peu après, les Roms ont abattu des cygnes sur les lacs de Vienne pour les manger. S’est inquiété quand, toujours au début des années 1990, leurs contrebandiers ont détroussé de nuit les voyageurs de l’Orient-Express, dans la portion entre Sofia et Bucarest du trajet de ce train reliant Istanbul à Paris. Était-ce le retour des voleurs de grand chemin jadis appelés Roumes? Légendes urbaines! ont rétorqué les Roms. Reste que l’Europe de l’Ouest a haussé le ton en voyant déferler sur les trottoirs de ses grandes villes des hordes de femmes, d’enfants et de handicapés dressés à mendier. La police démantèle régulièrement ces réseaux de mendicité qui engraissent une poignée de Roms riches. «Les Tsiganes ont terni l’image de la Roumanie à l’étranger», ai-je souvent entendu.
La romanophobie demeure bien vivante, dit Aurora Ailincai. À Petea, par exemple, à la frontière hongroise, l’organisme humanitaire Caritas a ouvert il y a quelques années un jardin d’enfants fréquenté par les seuls Roms. L’institutrice roumaine de l’école communale nous le reproche vivement, raconte Thomas Hackl, du Comité européen pour les Roms mis sur pied par Caritas. «Elle craint que les enfants roms n’aillent ensuite dans ses classes, puisqu’il s’agit de la seule école primaire du village!» C’est pour désamorcer ce genre de conflits intercommunautaires qu’on a prévu des médiateurs. Hélas, faute de fonds et d’un nombre suffisant de Roms formés, ils brillent par leur absence sur le terrain.
Aurora Ailincai voit surtout dans la discrimination le fruit des préjugés, de l’inaction et du poids de la tradition. Certains pays, par exemple, perçoivent les enfants tsiganes comme des inadaptés sociaux... et les placent dans des écoles pour handicapés. La Ligue des droits de l’homme, en France, signale que certaines annonces d’emploi, en Roumanie, comportent encore la mention: «Roms, s’abstenir!»
«Le racisme, ce n’est pas seulement haïr les Noirs aux États-Unis, c’est aussi haïr les Roms en Europe», dit Costel Bercus, directeur du Centrul Romilor pentru Interventie Sociala si Studii (Romani-CRISS), à Bucarest, une ONG qui recense les injustices infligées aux Roms de Roumanie. Dans la plupart des pays de l’ancien bloc communiste, on a fait preuve de violence envers eux (agressions par des skinheads, brutalités policières). Le sang a coulé et l’on a incendié des maisons roms. En Roumanie, la tension a baissé depuis la fin des années 1990, mais la vigilance reste de mise. Ainsi, par exemple, des stages sensibilisent les futurs policiers aux réalités roms. «Plutôt pacifiques, peu revendicateurs et non organisés, les Roms sont de parfaits boucs émissaires», dit Aurora Ailincai.
Pour Costel Bercus, on ne peut pas tout réduire à la discrimination: «Nous ne sommes pas organisés sur le plan politique, ça nous nuit énormément.» Il croit cependant que le mouvement d’émancipation, qu’il compare à une décolonisation de l’intérieur, est malgré tout bien entamé.
La lutte des Roms s’inspire du mouvement pour les droits civiques des Afro-Américains. Aucun de ces deux peuples ne peut revendiquer une présence avant les Blancs. Contrairement à l’Amérique des Premières nations, l’Europe n’était pas pour les Roms une terra nullius, un territoire sans maître.
Espèrent-ils leur Martin Luther King ou leur Gandhi? «Autant attendre Godot!» répond Judson Nirenberg, coordonnateur du Forum européen des Roms et des gens du voyage, organisme-cadre qui chapeaute depuis 2004 les ONG roms. «Nous avons certes besoin d’un rêve, mais c’est rêver en couleurs que de songer à nous fédérer. Nous sommes trop fragmentés», dit-il.
Les Roms de Roumanie votent peu, et surtout pas pour le Partida Romilor (le Parti des Roms), jugé trop corrompu. Ils préfèrent les partis populistes, qui leur promettent monts et merveilles. Ils boudent la voie des partis politiques, préférant celle de la société civile. La réforme démocratique d’après 1989 a suscité une éclosion d’ONG et ce sont elles qui mènent la bataille pour les droits. Ces ONG bénéficient du soutien actif des institutions européennes ou internationales.
C’est qu’une génération de leaders roms très combatifs, souvent instruits grâce à des bourses d’études européennes ou américaines, émerge en Roumanie et ailleurs en Europe. Enfants de parents scolarisés par les régimes communistes, ils utilisent à fond Internet pour tisser des réseaux. Cette élite rêve d’élire des représentants, efficaces et légitimes, partout en Europe. Ce serait, selon elle, le prélude à la création d’un Parlement des Roms, dont une ébauche existe en Hongrie.
La Hongrie a en effet servi de modèle en votant, en 1993, une loi garantissant les droits de ses 13 minorités (12 nationales et 1 «ethnique», les Roms). Elle établissait des conseils communautaires, ou «gouvernements autonomes de minorité», qui ont donné à ses Roms, au nombre de 500 000 à 600 000, une plus grande prise sur leur destin. Le manque de financement et les conflits avec les conseils municipaux ont toutefois affaibli la portée de cette loi, jugée novatrice.
Des activistes de la diaspora, eux, ne rêvent de rien de moins que d’une terre promise pour le peuple errant: le Romanestan («campement des Roms»), du côté de l’Inde du Nord, leur terre d’origine. Un rêve jugé farfelu par les experts consultés.
En attendant, le plan mis en œuvre par Bucarest connaît quelques succès. Grâce à la Bourse de l’emploi réservée aux Roms, par exemple, ces derniers ont percé notamment dans le secteur des assurances. On a bâti aussi une amorce d’assurance maladie pour aider les chômeurs, incapables d’assumer le coût des médicaments et des soins de santé, les Roms accumulant année après année les records nationaux de chômage.
Les Roms sont-ils, comme on le prétend, une bombe à retardement sociale pour l’Europe? «Non, parce qu’avec de l’aide ils ont commencé à s’aider eux-mêmes», analyse Calin Rus, directeur de l’Institut interculturel de Timisoara, qui parle couramment le français. Cette ONG vient en aide aux Roms du Banat, dans l’ouest du pays, une des régions les plus actives sur le plan économique. Les universités roumaines ont diplômé près de 400 étudiants roms en 2004 (soit, toutes proportions gardées, beaucoup plus que le Québec n’a compté de diplômés autochtones!), grâce aux bourses gouvernementales et privées. Une première. À l’initiative de la Banque mondiale et de la fondation internationale Soros, huit anciens pays communistes ont lancé la Décennie des Roms (2005-2015), avec priorité à l’éducation (par l’attribution de bourses, notamment), à l’emploi, au logement et à la santé.
Pour l’instant, les meilleurs ambassadeurs des Roms sont les musiciens. On n’a qu’à penser, au Québec, à la troupe Caravane ou aux groupes Les Gitans de Sarajevo et Soleil tsigane, entre autres! «Quand on danse, on sent moins la faim», disait la chanteuse Esma Redzepova, qu’Indira Gandhi, ex-première ministre de l’Inde et amie des Roms, avait sacrée «reine des Gitans».
Avec le soutien de Bruxelles, des experts reconstituent l’apport rom à la musique européenne. Ils numérisent de vieux enregistrements qui dormaient dans les bibliothèques. Des groupes de jazz et de rock autrichiens sillonnent la Roumanie à la recherche de rythmes et de sonorités tsiganes. La meilleure musique tsigane, m’a-t-on cependant assuré, se déniche… chez les disquaires de New York!
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Voyage effectué en juin 2005 grâce à une bourse Nord-Sud de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, financée par l’Agence canadienne de développement international.
http://www.lactualite.com/article.jsp?content=20060330_150127_3532