Une autre guerre, une autre défaite
Bon, OK : l’offensive contre Gaza a réussi à punir les Palestiniens.
Mais certainement pas à apporter davantage de sécurité à Israël. Les
Israéliens et leurs soutiens américains vont clamer, n’en doutons pas,
qu’Israël aurait retenu les leçons de sa guerre désastreuse au Liban en
juillet 2006 et qu’il aurait mené une stratégie gagnante dans sa
présente guerre contre le Hamas. Bien entendu, quand arrivera un
cessez-le-feu, Israël proclamera sa victoire. N’en croyez pas un mot :
Israël s’est follement lancé dans une nouvelle guerre qu’il n’est pas à
la veille de remporter !
Par John J. Mearsheimer
John J. Mearsheimer est professeur de sciences politiques à
l’Université de Chicago. Il est coauteur de l’ouvrage : Le Lobby
pro-israélien et la politique étrangère américaine (publié aux Editions de la Découverte)
On dit de la campagne de Gaza qu’elle aurait deux buts :
1) mettre un terme aux tirs de roquettes et de mortiers des
Palestiniens contre Israël, qui se poursuivent depuis le retrait
israélien de Gaza en août 2005 ;
b) restaurer la force
dissuasive d’Israël, dont on dit qu’elle aurait été entamée par le
fiasco israélien au Liban, par le retrait israélien de Gaza et par
l’incapacité israélienne à faire mettre un terme au programme nucléaire
de l’Iran.
Mais tels n’étaient pas les objectifs réels de
l’Opération Plomb Coulé. Le but, en réalité, est lié à la vision
israélienne de long-terme de la manière dont Israël entend vivre tout
en ayant des millions de Palestiniens en son sein. Cela s’intègre dans
un objectif stratégique plus large : la création d’un « Grand Israël ».
Plus spécifiquement, les dirigeants d’Israël sont toujours déterminés à
contrôler la totalité de qu’il est convenu de désigner par l’expression
: « Palestine mandataire », laquelle inclut Gaza et la Cisjordanie. Les
Palestiniens auraient une autonomie limitée dans une poignée d’enclaves
séparées et économiquement indigentes, dont l’une est précisément la
bande de Gaza. Israël contrôlerait toutes les frontières entourant ces
bantoustans-timbres postes, tous les mouvements entre eux, l’air
au-dessus d’eux, et l’eau, au-dessous…
La clé, pour la
réalisation de cet objectif, consiste à infliger une telle horreur
massive aux Palestiniens qu’ils en viennent à admettre le fait qu’ils
sont un peuple vaincu et qu’Israël sera dans une très large mesure
responsable du contrôle de leur avenir. Cette stratégie, qui fut
énoncée pour la première fois de manière claire par Ze’ev Jabotinsky,
dans les années 1920, et qui a très fortement influencé la politique
d’Israël depuis sa création en 1948, est désignée, de manière pratique,
par l’expression « Mur de Fer ».
Ce qui est en train de se
passer à Gaza s’inscrit totalement dans cette stratégie. Cela s’y
emboîte même pile-poil, comme une queue d’aronde…
Prenons,
pour commencer, la décision prise en 1985 par Israël de se retirer de
la bande de Gaza. La croyance commune, c’est qu’Israël était sérieux
dans sa volonté de faire la paix avec les Palestiniens, et que ses
dirigeants espéraient qu’un retrait de Gaza représenterait un pas
majeur franchi sur la voie de la création d’un Etat palestinien viable.
D’après Thomas L. Friedman, du
New York Times, Israël donnait aux Palestiniens une opportunité de «
construire un mini-Etat décent, là-bas (à Gaza) – un Dubai-sur-Méditerranée », et que si les Palestiniens jouaient le jeu, cela «
donnerait
une tournure totalement différente au débat interne à Israël quant à la
question de savoir si les Israéliens peuvent ou non confier la plus
grande partie de la Cisjordanie aux Palestiniens ».
C’est
du pipeau intégral : avant même l’arrivée du Hamas au pouvoir, les
Israéliens avaient déjà l’intention de créer une prison à ciel ouvert
pour les Palestiniens à Gaza et de leur infliger le maximum de
souffrances jusqu’à ce qu’ils se plient aux desiderata israéliens. Dov
Weisglass, principal conseil de Sharon, à l’époque, déclara avec une
candeur totale que le désengagement de Gaza visait à stopper le
processus de paix, et certainement pas à l’encourager. Il qualifia le
désengagement israélien de «
formol dont nous avons besoin afin qu’il n’y ait pas de processus politique avec les Palestiniens. » Mieux : il souligna que le retrait israélien «
plaçait les Palestiniens sous une pression terrible. Cela les coince dans un coin où ils ont horreur de se retrouver… »
Arnon Soffer, un éminent démographe israélien, lui aussi conseiller de
Sharon, précisa à quoi cette pression ressemblerait vraisemblablement.
«
Quand deux millions et demi de personnes vivront dans une bande
de Gaza hermétiquement scellée, ça sera une catastrophe humaine. Ces
gens deviendront encore plus des animaux qu’ils ne le sont aujourd’hui,
avec l’aide du fondamentalisme islamiste insane. La pression, à la
frontière, deviendra intenable. Il y aura une guerre terrifiante.
Aussi, si nous voulons rester en vie, nous serons amenés à tuer, à tuer
et à tuer. Tous les jours. Chaque jour que le bon Dieu fera. »
En janvier 2006, cinq mois après que les Israéliens aient exfiltré
leurs colons de la bande de Gaza, le Hamas remporta une victoire
décisive sur le Fatah, lors des élections législatives palestiniennes.
Cela allait représenter une gêne majeure pour la stratégie israélienne,
parce que le Hamas a été élu démocratiquement, parce qu’il est bien
organisé, et intègre, contrairement au Fatah hyper-corrompu, et surtout
parce qu’il n’est pas à la veille de « reconnaître l’existence d’Israël
». Israël répliqua en renforçant la pression économique sur les
Palestiniens, mais cela ne marcha pas. De fait, la situation prit un
autre tournant, vers le pire, en mars 2007, lorsque le Fatah et le
Hamas se mirent d’accord sur la constitution d’un gouvernement d’unité
nationale. Le statut et la puissance politique du Hamas se
renforçaient, et la stratégie du « diviser pour régner » d’Israël était
en train de tomber en quenouille.
Comme s’il s’ingéniait à
faire empirer les choses (pour Israël), le gouvernement palestinien
d’union nationale commença à proposer un cessez-le-feu de long-terme.
Les Palestiniens mettraient un terme à toutes les attaques par missile
contre Israël à la condition que les Israéliens cessent d’arrêter et
d’assassiner des Palestiniens et relâchent leur garrot économique, en
ouvrant les points de passage vers la bande de Gaza.
Les
Israéliens rejetèrent cette offre et, avec le traditionnel soutien
américain, ils s’employèrent à fomenter une guerre civile entre le
Fatah et le Hamas, afin de dévaster le gouvernement d’union nationale
et de porter le seul Fatah au pouvoir. Ce plan fit boomerang lorsque le
Hamas offrit aux [collabos du] Fatah une conduite de Nantes, le
chassant de Gaza. Le Hamas se retrouva donc au pouvoir à Gaza, tandis
que le Fatah, à tout le moins beaucoup plus « souple » [devant les
sionistes] conservait son contrôle sur la seule Cisjordanie. Israël
décida alors de resserrer les boulons du blocus de la bande de Gaza,
causant encore plus de souffrances et de difficultés chez les
Palestiniens vivant dans ce territoire.
Le Hamas répondit en
poursuivant ses tirs de roquettes et d’obus de mortier sur le
territoire israélien, tout en soulignant qu’il continuait à rechercher
un cessez-le-feu de long-terme, peut-être pour une durée de dix ans,
voire davantage. Ce n’était pas là geste de noblesse de la part des
gens du Hamas : non, ils recherchaient un cessez-le-feu parce que
l’équilibre des puissances était totalement du côté israélien. Les
Israéliens n’avaient aucun intérêt à un cessez-le-feu, et ils se
contentèrent d’intensifier la pression économique contre Gaza. Mais, à
la fin du printemps 2008, les pressions venues des Israéliens vivant
sous le feu des attaques à la roquette amenèrent le gouvernement
israélien à convenir d’un cessez-le-feu d’une durée de six mois, à
partir du 19 juin. Cet accord, qui prit fin, formellement, le 19
décembre 2008, précéda immédiatement la guerre actuelle, qui commença
le 27 du même mois.
La position officielle israélienne accuse
le Hamas d’avoir sapé le cessez-le-feu. Cette opinion a été largement
adoptée aux Etats-Unis, mais elle est fallacieuse. Les dirigeants
israéliens abhorraient ce cessez-le-feu depuis le départ, et le
ministre de la Défense Ehud Barak avait donné à l’armée israélienne
l’instruction de commencer à se préparer pour la guerre à laquelle nous
assistons aujourd’hui au moment même où le cessez-le-feu était en train
d’être négocié, soit en juin 2008.
Jeu 22 Jan - 14:32 par Tite Prout