Posté le 19 mars 2006 par Draco Annie.
La « guerre contre le terrorisme » est une guerre contre les peuples
Quelles sont les sources et les inspirations de la « guerre au terrorisme » mise en place par Washington ?
A-t-elle commencé en 2001 après les attentats du 11 septembre ou bien était-elle en germe auparavant ?
Pour le politologue libanais Youssef Aschkar, la politique menée actuellement par les États-Unis au Proche-Orient n’est que l’application à plus grande échelle de ce qu’Israël pratique en Palestine depuis les années 90 : une guerre menée contre les peuples, déstructurant les sociétés pour mieux dominer ou éliminer des populations.
Répondant aux questions de Silvia Cattori, M. Aschkar nous livre son point de vue sur le développement de cette stratégie, sur la menace immédiate qu’elle fait peser sur le Liban, la Syrie et l’Iran.
Ancien président du Parti laïque et social du Liban, Youssef Aschkar est historien et anthropologue libanais.
Silvia Cattori : Nous aimerions connaître votre analyse du contexte géopolitique régional et ses implications sur le Liban, pays qui a énormément souffert durant les quinze années sous occupation militaire israélienne. Israël, qui mène une politique d’agression à l’égard de ses voisins est-il considéré par vous comme le principal foyer des guerres dans la région ?
Youssef Aschkar : Depuis sa création, Israël n’a pas seulement été le foyer des guerres au Moyen-Orient. Il a toujours agi pour faire du Moyen-Orient un foyer de guerre(s) dans le monde. La guerre est son fil conducteur. Mais le phénomène de la guerre, en soi, en tant que politique et acte d’agression et de violence, ne suffit pas à expliquer les particularités de la guerre qu’Israël mène et cherche à propager, voire à mondialiser. Le bellicisme d’Israël, en soi, n’explique pas tout sur sa conduite et ses motivations. Israël mène une guerre particulière au Moyen-Orient. Une guerre qui a sa propre doctrine et qui est la source principale des maux que nous connaissons. Cette doctrine consiste, premièrement, à faire la guerre contre les sociétés et pas seulement contre les États ; deuxièmement, à faire du « terrorisme », et de la guerre contre celui-ci, son arme principale.
S-C. – Pouvez-vous expliciter ce que vous entendez par « guerre contre la société » ?
Youssef Aschkar : Après la victoire remportée lors de la guerre de 1967 contre les pays arabes, Israël a considéré que ces États, vaincus, humiliés, résignés, ne présentaient plus de danger. Seuls les peuples faisaient encore obstacle à ses projets d’expansion. Donc, il fallait mener une guerre directe contre ces peuples. Israël n’a jamais caché ses intentions. Dans un document intitulé « Stratégie d’Israël dans les années 80 », publié en février 1982 par l’« Organisation Sioniste Mondiale » à Jérusalem, il y avait un plan détaillé des opérations à mener contre chacun des peuples de la région.
Les déchirements et les guerres qu’a connus le Moyen-Orient, durant les dernières décennies, se sont inscrits dans le contexte de cette doctrine belliciste. La guerre menée par Israël contre le Liban l’a bien montré. Mais l’agonie du peuple palestinien reste l’exemple le plus évident de cette politique de nettoyage ethnique constante et méthodique que mène Israël contre les peuples. La guerre menée actuellement en Irak par les États-Unis se déroule selon cette doctrine de destruction des peuples, préconisée de longue date par Israël.
Quant au terrorisme, dont cet État se prétend éternellement victime, il a toujours été alimenté, manipulé et mis en pratique par tous les gouvernements israéliens qui se sont succédés. Le terrorisme a toujours été son arme principale et est devenu son arme stratégique dès que la « doctrine terroriste » a été officialisée en 1996.
S.C. – Cela était-il inscrit dans ce que l’on appelait, ces années-là, le « processus de paix » ?
Youssef Aschkar : Exactement. A Madrid et Oslo, on avait parlé d’une « paix qui assurerait la sécurité ». Mais, lors du sommet de Charm-El Cheik en 1996, on a parlé d’une « sécurité qui assurerait la paix ». C’est là qu’est née la doctrine terroriste de la « guerre contre le terrorisme ». Depuis, c’est cette nouvelle stratégie qui s’est s’imposée et qui a changé tout le climat psychologique et géopolitique, dans la région et dans le monde. Cette guerre dite « contre le terrorisme » s’est avérée être bien pire qu’une simple guerre d’occupation.
Les chefs d’États arabes se sont vus contraints de mener cette guerre contre les mouvements de libération qualifiés - selon la formule consacrée par Israël et les États-Unis - « d’organisations terroristes ». Ceci avant que d’autres guerres ne menacent ces mêmes États arabes, qualifiés à leur tour « de foyers de terrorisme ».
S.C. – La donne a donc été renversée ? On s’attaquait encore une fois aux victimes, au profit d’Israël ?
Youssef Aschkar : Oui, bien sûr. En se fondant sur cette doctrine de guerre contre « le terrorisme » Israël, a repris son image de victime agressée. Les États arabes sont restés, eux, sur la défensive, chargés d’assurer « la sécurité d’Israël » comme condition préalable à toute « négociation de paix ». Litanie éternelle conçue, non seulement pour leur refuser la paix, mais pour favoriser le terrorisme (d’État) de cette soi-disant « guerre contre le terrorisme ».
Le plus grave, dans ce changement radical, est le fait que les États-Unis ont repris à leur compte la doctrine de guerre d’Israël. Une fois le sommet de Charm el Cheik terminé, le président Clinton suivi de ses conseillers, s’est envolé pour Israël. Des équipes israélo-américaines ont travaillé pendant trois jours d’affilée pour définir les plans qui traduiraient cette nouvelle doctrine.
Indice très significatif : entre 1996 et le 11 septembre 2001, la culture de la haine et de la peur s’est répandue aux États-Unis avec la publication de milliers de livres et d’articles consacrés au terrorisme. Dès lors, le « terrorisme islamiste » est devenu le nouvel empire du mal, l’objet de tout le discours politique. La vision de la guerre contre « le terrorisme », forcement génératrice de terrorisme, avait déjà envahi le monde et s’était élevée au rang d’une charte universelle.
S.C. – Ainsi vous pensez que le point de départ de la guerre contre « le terrorisme » n’est pas septembre 2001 mais qu’il était déjà inscrit dans un « processus de paix », qui s’est révélé être, en réalité « un processus de guerre » ?
Youssef Aschkar : Tout à fait. Le soi-disant « processus de paix », issu des pourparlers de Madrid et Oslo, n’était que la mise en application de la doctrine de guerre formulée par Aba Eban en 1967-68 et adoptée par Israël.
"Faire la paix avec les États, faire la guerre contre les peuples" est le titre d’un essai sur cette doctrine de guerre, que j’ai présenté à un colloque à l’Université de Bordeaux. J’y analysais les principes de la politique étrangère, voire de la stratégie globale, qu’Aba Eban avait édictés dès les années 70. Principes repris par M. Peres et M. Rabin dans les années 90 et présentés sous la forme d’une « doctrine de paix », alors qu’elle restait, ce qu’elle a toujours été : une « doctrine de guerre » conçue pour être à la fois appliquée contre leurs voisins arabes mais aussi exportée.
Quant au prétendu « terrorisme », Israël a toujours qualifié les Palestiniens de « terroristes », déjà bien avant que la doctrine de « guerre contre le terrorisme » ne soit officiellement adoptée en 1996. Le 11 septembre 2001 ne fut à la fois l’aboutissement de cette doctrine et un nouveau point de départ.
S.C. – Ce n’est donc pas d’une guerre coloniale qu’il faut parler ?
Youssef Aschkar : Non, ce n’est pas une guerre coloniale. C’est une guerre de destruction des sociétés, une guerre qui détruit la vie des peuples. L’occupation en tant que telle est le moindre mal. Dans une guerre coloniale, il est de l’intérêt du colonisateur qu’il subsiste un peuple à exploiter. Il s’agit ici, pour l’occupant israélien, d’un peuple à éliminer. C’est tout à fait différent d’une guerre coloniale ! Une guerre coloniale se traduit ordinairement par l’occupation de la terre et non pas – comme on le voit en Palestine - par le nettoyage ethnique d’un peuple. Il faut cesser de se limiter à n’y voir qu’une simple occupation car, en Palestine, l’occupant israélien commet un nettoyage ethnique. Il est urgent de le dénoncer et de forcer les meurtriers qui pratiquent ce crime à l’arrêter.
S.C. – Durant ces années, où le processus dit « de paix » occupait tous les diplomates et les sommets, aviez-vous pressenti que Yasser Arafat engageait son peuple dans une voie sans issue et qu’Israël en profitait, lui, pour consolider ses acquis ?
Youssef Aschkar : Oui, cela était clair. Yasser Arafat était un leader traditionnel appelé à faire face à une situation exceptionnelle. Confronté à une stratégie qui, de fait, sapait les fondations de la vie de la société palestinienne, il a fait une politique politicienne. Politique davantage préoccupée de jeter les fondements de l’Autorité palestinienne, que de défendre les intérêts de son peuple.
Au moment même où Yasser Arafat négociait avec Israël la mise en place de l’Autorité palestinienne sur une petite partie du territoire palestinien, celui-ci subissait une parcellisation : les colonies se multipliaient et les routes destinées exclusivement aux Israéliens qui sillonnaient ce territoire avaient pour objectif de rendre toute autorité inopérante à assurer la survie des Palestiniens.
S.C. – Comment comprendre, dès lors, la soumission de nombre de dirigeants arabes aux desiderata des États-Unis, dont l’objectif est de les affaiblir pour mieux renforcer la position d’Israël et celle de l’Amérique ?
Youssef Aschkar : La soumission de la plupart des dirigeants arabes n’est pas un fait nouveau. Ils ont toujours compté sur une puissance extérieure - ou sur le rapport de force mondial - pour consolider leur propre pouvoir et, par conséquent, ils ont toujours été peu sensibles aux attentes de leurs peuples. A défaut d’appui populaire, ils ont toujours cherché à concilier leurs propres intérêts avec les intérêts des États influents, considérant leur soumission à ces États, comme une garantie de leur protection et de leur maintien au pouvoir.
Après la chute de l’Union Soviétique, la soumission des dirigeants arabes aux États Unis s’est presque généralisée. Pour deux raisons : par manque d’alternative extérieure et à cause de la montée des pressions intérieures. Une sorte de fuite en avant. Mais cette fuite ne peut durer à l’infini car, dans le contexte actuel, leur soumission ne les protège plus vraiment. Parce que le rôle des États-Unis dans le monde, notamment dans notre région, a changé. Premièrement, les États-Unis ne se limitent plus à assurer la sécurité d’Israël mais ils se chargent également de réaliser les projets de ce dernier.
Deuxièmement, les intérêts conventionnels des États-Unis ne sont plus le critère qui permet de comprendre leur politique. Car le pouvoir des néo-conservateurs – qui sont un État dans l’État – va dans le sens d’intérêts foncièrement différents, sinon opposés.
Dim 30 Juil - 16:08 par Tite Prout