Une négrophobie académique ?
Olivier Pétré-Grenouilleau, ou la banalisation de la Traite
Source: http://www.indigenes-republique.org/spip.php/spip.php?article1145
jeudi 6 décembre 2007
Qui, en France, sait que Saint-Simon, Bossuet, Montesquieu ou Voltaire ont commis, sur ces questions, des pages monstrueuses ? Que Renan, Jules Ferry, Teilhard de Chardin, Albert Schweitzer ou encore le général De Gaulle leur ont emboîté le pas ? C’est pourtant ce que vient nous rappeler Odile Tobner dans son livre Du racisme français . De ce livre salutaire nous publions un extrait consacré à l’historien-fétiche des grands médias : Olivier Pétré-Grenouilleau, et à la manière plus que douteuse dont il revisite l’histoire de la Traite des Noirs.
Les médias viennent de mettre en vedette un historien, Olivier Pétré-Grenouilleau, présenté religieusement comme un oracle. Il avait déjà, il y a quelque temps, dans un ouvrage de vulgarisation consacré à la question (La Traite des Noirs, paru dans la collection « Que sais-je ? » [2]) présenté le sujet à sa façon :
« Concernant les idées, presque rien n’a en effet été véritablement inventé depuis le XIXe siècle, époque à laquelle les abolitionnistes faisaient de la traite la cause du malheur de l’Afrique, tandis que leurs détracteurs n’y voyaient que la conséquence de son anarchie. »
Renvoyer dos à dos les uns et les autres est déjà scandaleux ; mais l’auteur penche en réalité du côté le plus malhonnête :
« Il serait exagéré, à la faveur d’une lecture européocentriste dépassée de l’histoire africaine, de voir dans les effets démographiques de la traite l’une des raisons essentielles du mal-développement africain. »
Qu’est-ce à dire ? Où est cette lecture européocentriste dépassée qui aurait, dit-on, exagéré les effets de la traite ? C’est un pur fantôme que l’on désigne vaguement, sans apporter la preuve de son existence. Toutes les lectures européennes sans exception minimisent au contraire les chiffres, dans des proportions évidemment différentes. On aimerait par ailleurs savoir ce que serait une « lecture non européocentriste » : une lecture faite par des Européens comme M. Olivier Pétré-Grenouilleau, se mettant à la place des noirs et faisant leur Histoire à leur place pour dire que les Européens n’étaient pas racistes ? On est dans la divagation.
Il est hasardeux d’affirmer que la traite n’a pas eu d’influence sur la démographie africaine : la thèse est cependant soutenue avec aplomb. On va même jusqu’à évoquer « l’ensemble des phénomènes positifs et négatifs » de la traite, sans prendre conscience apparemment de la monstruosité d’une telle phrase, qu’aucun commentateur autorisé n’a, il est vrai, relevée. Quel phénomène « positif » peut bien être induit par tant de douleurs et de morts, sauf pour les bénéficiaires bien entendu ?
Suit une assertion qui fera bien rire les démographes :
« Cependant la nature polygame des sociétés africaines a sans doute eu pour effet d’atténuer voire d’annuler en bonne partie cet éventuel déficit des naissances. »
La natalité – c’est assez facile à comprendre – se mesure au nombre d’enfants par femme et non au nombre de femmes par mari. Que les unions soient monogames ou polygames, les femmes ne peuvent faire qu’un nombre déterminé d’enfants. La polygamie réduit au contraire le nombre d’enfants par femme, en instituant un délai d’isolement après chaque naissance. Le mari polygame est certes le père putatif d’un grand nombre d’enfants, mais c’est au prix du célibat forcé des jeunes et des pauvres. Par ailleurs, aucune société n’est par nature – toujours cet essentialisme raciste – monogame ou polygame. La polygamie est liée à une conjoncture historique et culturelle. On la trouve soit dans des sociétés guerrières où les hommes sont décimés, où les femmes sont un butin, comme chez les Grecs de l’époque homérique, soit dans les sociétés décimées par l’esclavage. Olivier Pétré-Grenouilleau prend les effets pour la cause. Avec la disparition de tant d’hommes – on a vu que les femmes étaient très minoritaires dans les cargaisons –, comment la polygamie n’aurait-elle pas été une réaction obligée de la société ?
Le simple bon sens permet de comprendre que la saignée de la traite a été pour l’Afrique une catastrophe, humaine, culturelle, économique, démographique. Dans un livre remarquable, Louise Marie Diop-Maes remet à leur place bien des aberrations intéressées – et d’abord elle pose la seule question pertinente :
« Les effets de la traite des humains en Afrique noire sont-ils évaluables ? » [3]
Entre les fanatiques de l’innocuité, voire des bienfaits de l’esclavage, à la suite d’un certain Philip Curtin, qui ne craint pas d’affirmer, par exemple, que l’introduction du maïs en Afrique aurait « compensé les pertes humaines » – comme si l’Afrique manquait de plantes comestibles, comme si l’alimentation remplaçait les bouches manquantes [4] –, et la majorité des universitaires français, considérés par les premiers comme des extrémistes de l’interprétation sévère de la traite parce qu’ils limitent l’effet négatif à une stagnation de la population, il n’y a pas une grande différence.
On est obligé de les laisser à leurs chicaneries si l’on veut commencer à parler raisonnablement du passé de l’Afrique. Marie-Louise Diop-Maes conclut :
« J. Inikori (Nigeria), Walter Rodney et moi-même, par des méthodes d’analyse différentes, sommes arrivés à la conclusion que les répercussions de la traite ont provoqué une diminution de la population entre 1500 et 1900 et que, parallèlement, l’Afrique noire s’est progressivement sous-développée durant la même période. »
Le dépeuplement de cette période s’est accompagné de l’éclatement d’importants ensembles politiques, culturels et sociaux et d’un repli sur les unités de base : famille, clan, tribu. C’est l’image de l’Afrique contemporaine.
« Il ne s’agit pas d’un sous-peuplement chronique, d’un tribalisme perpétué depuis la Préhistoire, sur une terre étouffante et maudite, ou trop clémente, mais bien d’un dépeuplement et d’une atomisation qui ont débuté au XVIe siècle. »
Après la mise en cause des Arabes à égalité avec l’Occident, l’autre pilier de la science blanche pour tenter d’exonérer l’Histoire de France d’un chapitre peu glorieux est la collaboration des Africains à la traite. On sait [5] que Voltaire dit, dans le chapitre de Candide sur Le nègre de Surinam, que la mère vend son enfant, ce qui est bien sûr une calomnie manifeste à l’égard des Africains. La demande d’esclaves par les Européens a causé certes des expéditions destructrices. Dans toute situation de domination, il y a des collaborateurs dans le groupe dominé. Il faut simplement poser la question : dans un crime, est-ce que le recrutement de complices est une circonstance atténuante ou aggravante ? La responsabilité du complice vient-elle diminuer celle de l’artisan principal ? Des Africains sont-ils venus proposer en Europe leur collaboration et leur marchandise ? Encore une fois ce sont des questions de simple bon sens.
L’inventaire des ouvrages qui répandent des aberrations racistes sur l’histoire de la traite et de l’esclavage serait infini. On se contentera d’un seul, qui n’est pas marginal puisqu’il s’agit d’un banal et récent livre de vulgarisation, où les perles abondent, telle celle-ci :
« Sur place aux Antilles, les Noirs avaient conservé le culte du Vaudou, qui aggravait les mentalités de certains d’entre eux. Les “nègres marrons” armés de machette (sabre à couper la canne à sucre) étaient enrôlés par les plus criminels d’entre eux pour les massacres des Blancs. Mais tout cela n’empêcha pas les nombreuses unions hors mariage qui engendrèrent une nouvelle ethnie : les mulâtres. » [6]
Un véritable bouquet en quelques lignes. Des hommes qui, dans une situation d’écrasement et d’humiliation absolus, trouvent le courage surhumain de se révolter sont-ils des criminels ou des héros ? Pourrait-on, dans un ouvrage historique d’aujourd’hui, appeler « criminel » un homme évadé d’un camp de concentration, tuant quelques gardiens au passage, sans provoquer le plus grand scandale ? On est obligé de poser cette hypothèse si l’on veut donner le sentiment d’une monstruosité qui échappe manifestement aux lecteurs de pareils ouvrages, tant le racisme imprègne le subconscient. User du doux euphémisme de « unions hors mariage » pour désigner le crime le plus lâche par sa facilité et son impunité – le viol systématique des esclaves noires –, est-ce faire oeuvre d’historien ? Depuis quand les enfants nés hors mariage constituent-ils une « ethnie », sauf à adhérer à des distinctions racistes ?
On ne résiste pas à l’envie de citer quelques perles de la même origine :
« Quelques années plus tard [7] , il ne resta rien des richesses accumulées dans ces îles et nombre de négociants métropolitains furent ruinés. Mais on peut considérer que ces derniers auront été le vecteur de l’implantation de l’ethnie noire. Par voie de conséquence, sans doute que les descendants de celle-ci auront ainsi échappé à d’autres fléaux. »
Ainsi les richesses se seraient évaporées. Cela n’existe pas, sauf dans des croyances magiques. Les richesses ont changé de main, elles ont servi à développer des industries, armement, accastillage, industries du luxe, etc. Mais le comble du cynisme ou de la stupidité, on ne sait, c’est d’indiquer comme seul bénéfice de cette période d’avoir permis aux Africains de quitter leur enfer d’origine… et en plus le transport était gratuit !
D’autres jugements, dans des ouvrages hautement scientifiques, laissent tout aussi pantois :
« Le chapitre qui venait de se clore en 1848 n’était pas complètement négatif. Une indéniable prospérité économique s’était traduite dans les faits dès les débuts de la traite des noirs. » [8]
Autant s’extasier de ce que le prodigieux effort de guerre allemand, entre 1940 et 1945, fut fi nancé par le pillage des pays occupés et l’extermination de la main d’œuvre déportée. Ce qui est escamoté avec la plus grande désinvolture dans ce jugement de « valeur », qui affiche de façon obscène la primauté de l’argent, c’est ce que certains appellent pudiquement la question morale. C’est avouer que le traitement réservé aux noirs ne relève pas de la moralité, comme le disait Montesquieu.
On ne recommandera jamais assez au lecteur de l’historien de faire preuve d’esprit critique face à une Histoire qui n’est jamais parfaitement objective. L’Histoire ment toujours d’une certaine façon, au moins par omission, puisqu’on ne saurait inventorier la totalité des faits. Surtout l’Histoire est une matière d’autorité, et l’autorité, en l’occurrence, est celle des vainqueurs. Un ensemble de faits aussi bien établis et documentés que la Révolution française a connu et connaîtra diverses présentations et interprétations dont aucune ne peut prétendre s’imposer comme dogme. Il y a eu la Révolution tueuse : guillotine, tricoteuses, tribunaux révolutionnaires. Les images de la terreur révolutionnaire sont bien ancrées dans la tradition scolaire. Cette terreur a causé, de 1792 à 1794, de trente-cinq à quarante mille morts dans toute la France, qu’ils aient été exécutés sommairement ou qu’ils aient fait l’objet d’une condamnation à la peine capitale. Mais l’Histoire a refusé une célébrité analogue aux trente mille communards que les Versaillais tuèrent pendant la seule « semaine sanglante » de mai 1871 [9] : les morts faits par la Révolution comptent toujours beaucoup plus que ceux dus à la répression.
Autre exemple : c’est l’Histoire qui a fait de la prise de la Bastille – une horde populeuse, type racaille de banlieue assiégeant un commissariat, se fait ouvrir les portes d’une forteresse quasi vide et tue sauvagement les gardes et le gouverneur – le mythe national par excellence. Tout est dans l’interprétation.
Si un événement aussi important de notre Histoire nationale peut donner lieu à de telles distorsions, combien doit être problématique l’histoire de l’esclavage et de la colonisation ! L’Histoire de l’Afrique qui nous est racontée en France est celle des conquérants : c’est son premier défaut. Il ne s’agit pas d’un procès d’intention mais d’un constat. C’est une première et fondamentale distorsion. Tout comme les peuples africains ne sont toujours pas émancipés de la tutelle politique de l’Occident, ils ne se sont pas encore emparés de leur Histoire pour leur propre usage et pour en imposer la vision au monde.
Les Traites négrières
La dernière et très douteuse contribution à cette Histoire dominée est l’ouvrage d’Olivier Pétré-Grenouilleau intitulé Les Traites négrières, essai d’histoire globale. Le titre, à lui seul, a son éloquence. Que peut bien vouloir dire d’abord une « histoire globale » ? Il s’agit apparemment de noyer les phénomènes un peu crus dans un ensemble flou. C’est le contraire d’un comparatisme critique. On pourrait ainsi, si on l’osait, faire une histoire globale de l’antisémitisme qui dissoudrait et relativiserait la Shoah dans les millénaires persécutions contre les juifs.
L’expression « les traites négrières », quant à elle, annonce la thèse et le sophisme fondamental du livre. Par ce pluriel l’auteur prétend qualifier trois traites : la traite arabo-musulmane, la traite interne à l’Afrique et la traite européenne. Il n’y a eu en fait qu’une seule traite négrière, c’est-à-dire à fondement exclusivement raciste, c’est celle pratiquée par les Européens. La traite arabo-musulmane, succédant à celle pratiquée par l’Empire romain dans toute son aire, a frappé des captifs de toutes origines non musulmanes [10]. Quant au servage ou au rapt pratiqués dans certaines sociétés africaines, comment pourraient-ils recevoir la qualification de négrier, qui traduit par essence la subjectivité du regard « blanc » ?
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Mer 19 Déc - 22:41 par mihou