Y-a-t-il un nouvel antisémitisme? Par Raul Hilberg
Par Mouvements 17H40 10/08/2007
L’un des tout derniers entretiens accordés par le grand historien américain avant sa mort. Où il est question du passé de l’antisémitisme, des controverses sur le mot génocide, du Rwanda et des directions que devrait prendre la recherche sur l’Holocauste.
On sait que, d’après vous, il y a eu trois solutions historiques au "problème juif": la conversion, l’expulsion et, finalement, l’extermination. Pourriez-vous nous expliquer ce que vous entendez par là?
Il s’agit d’un motif sous-jacent sur lequel je suis tombé dès le début de mes recherches. Tout au long de l’histoire, il est clair que la conversion est un objectif du monde chrétien. Les expulsions commencent à la fin du Moyen Age, quand il apparaît clairement que les Juifs ne sont guère désireux de devenir chrétiens. Le thème de la conversion a duré plusieurs centaines d’années en Europe. Vous pouvez remonter jusqu’à Oxford et ça se prolonge jusqu’en 1492 en Espagne, et un peu plus longtemps au Portugal. Pour ce qui est des expulsions, il s’agit donc bien d’un phénomène qui commence à la fin du Moyen Age et au début de l’ère moderne.
Quant à l’idée de la solution finale, d’une solution définitive, c’est une idée spécifiquement nazie. Si vous remontez aux débuts du parti nazi, vous allez voir qu’ils pensent encore en termes d’émigration des Juifs. Il y avait un plan baptisé le plan Madagascar, qui avait en fait été imaginé en Pologne et même en France, vu que Madagascar était une possession française, on pensait que tous les Juifs pouvaient peut-être être expédiés outremer. Donc, cette idée était encore dans l’air du côté du ministre des Affaires étrangères allemand et de toute la hiérarchie nazie, jusqu’à Hitler lui-même. Et ce au moins jusqu’à fin 1940 quand la France s’est rendue. Mais quand les Allemands se sont rendus compte que la guerre n’allait pas prendre fin à l’Ouest comme ils l’espéraient (ils étaient déjà en train de se préparer à attaquer l’Union soviétique), l’idée d’annihiler les Juifs émergea sérieusement. La première indication en est une réunion entre Hitler et un groupe de dirigeants du parti en février 1941. À cette époque, le Führer n’avait pas encore pris de décision définitive, mais il était sur la voie de le faire.
Il y a eu une conférence révisionniste en Iran il y a quelques mois. Jusqu’à quel point les chercheurs et l’opinion en général doivent-ils être préoccupés par la capacité qu’a ce type de révisionnisme d’engendrer de l’antisémitisme?
Ce révisionnisme a commencé dans les années 1960. Il n’a rien de nouveau. J’ai boycotté l’Allemagne pendant un bon bout de temps, mais quand j’ai visité Munich à l’époque, je suis allé acheter un journal allemand de droite dans un kiosque, et j’ai découvert à ma grande stupéfaction que j’étais mentionné en première page en tant que dirigeant sioniste. C’était une sacrée surprise pour moi, mais en plus, le titre de l’article était: "Le mensonge de l’Holocauste". Donc, en Allemagne, dans les années 1960, ce type de croyance avait déjà des adeptes, même si les Allemands auraient été les mieux placés pour savoir ce qu’il en était vraiment. Il y avait aussi un Français qui publiait dès les années 1960. La moitié de son livre m’était consacrée. C’était une publication néo-nazie. À peine "La Destruction des Juifs d’Europe" a-t-elle été publiée que je suis devenu la cible de ce genre de groupes.
De mon point de vue, les développements ultérieurs du négationnisme ne sont qu’un phénomène de diffusion très lent, même pas une croissance, une diffusion depuis la France et l’Allemagne vers les Etats-Unis et le Canada, et qui s’est récemment étendue au monde arabe. De toute façon, le monde arabe est extrêmement désorienté face à l’Europe. Ils sont aussi perplexes face à l’Occident que nous le sommes face à eux. Quoi qu’il en soit, la conférence iranienne n’a pas eu un grand succès en Iran même –ils se sont donnés beaucoup de peine pour pas grand-chose. Des Iraniens ont d’ailleurs publiquement dénoncé cette conférence. Je ne suis donc pas terriblement préoccupé, même si, à l’époque, en décembre 2006, le gouvernement allemand m’a demandé de participer à une contre-conférence le même jour à Berlin en tant que principal orateur.
Je n’ai pas pour habitude de débattre avec les révisionnistes, et je ne l’ai pas fait non plus lors de la conférence de Berlin. L’essence de mon intervention a été de dire que, oui, l’Holocauste a eu lieu, ce qui est d’ailleurs plus facile à dire qu’à démontrer. Je l’ai démontré, et le public est venu assister à la conférence. Mais les journaux allemands n’ont pratiquement pas couvert l’événement, parce qu’ils n’ont pas pu résister au désir de publier les photos des rabbins qui avaient participé à la conférence iranienne. J’en suis venu à la conclusion, et ce à plusieurs reprises, qu’en ce qui me concerne, je ne suis pas d’accord avec les législations qui interdisent les propos niant la réalité de l’Holocauste. Je ne souhaite pas censurer ce type de discours parce que je pense que, quand vous essayez de faire taire quelqu’un, c’est un signe de faiblesse, pas de force. Alors, oui, je sais, il y a toujours un risque. Dans la vie, rien n’est exempt de risque, mais tout doit être l’objet de décisions rationnelles.
Il y a eu récemment toute une série d’incidents antisémites en Europe qui ont amené certaines personnes à parler d’un nouvel antisémitisme. S’agit-il vraiment de quelque chose que nous devrions prendre au sérieux, ou bien faut-il simplement y voir une continuation de l’antisémitisme traditionnel?
Ce n’est même pas cela. C’est comme ramasser quelques vieux cailloux en provenance du passé et les lancer contre les fenêtres. Je suis suffisamment vieux pour me rappeler ce qu’étaient les effets des attitudes anti-juives. Ici même, à l’Université du Vermont, même dans un Etat aussi progressiste, et jusque vers la fin des années 1970, il était impensable d’avoir un Juif comme doyen, sans même parler d’un président d’Université. Autrement dit, il y avait encore une ségrégation notable aux Etats-Unis. Si vous remontez plus loin dans le temps et que vous lisez n’importe quel numéro du New York Times des années 1930, et même des années 1940, vous allez trouver des annonces pour des appartements à louer à New York qui comportent le terme "restricted". Voilà un quotidien dont les propriétaires étaient juifs et qui publiait des annonces de logement excluant les Juifs. C’était là un régime de discrimination anti-juive profondément enraciné, approuvé par la société, mais qui a aujourd’hui disparu. Il a tout simplement disparu.
Nous ne pouvons même pas parler des discriminations contre les Juifs dans le monde musulman, puisqu’il n’y a plus de Juifs dans le monde musulman. Ils sont tous partis, sauf au Maroc et quelques centaines ou quelques milliers ici ou là, mais ce n’est là qu’un résidu des centaines de milliers qui y vivaient encore quand l’État d’Israël a été créé. Alors l’antisémitisme du passé appartient au passé, et en particulier le terme même d’"antisémitisme".
Il y avait jadis un parti antisémite en Allemagne et un autre parti antisémite en Autriche. Quand des types d’extrême droite ont prétendu confisquer les entreprises juives, l’amiral Horthy, chef du régime autoritaire hongrois pendant la Seconde Guerre mondiale, s’y est fermement opposé. Il leur a dit en gros, je paraphrase: "Vous n’avez pas à confisquer ces entreprises parce que les Juifs ont au moins le mérite de savoir les gérer, et vous, vous vous prenez pour qui? Et vous n’avez rien à dire, parce que moi, j’étais déjà antisémite avant même que vous soyez nés." Adolf Hitler lui-même déclare dans "Mein Kampf" -que personne ne lit plus- que son père ne se serait pas permis d’être antisémite parce que cela l’aurait dégradé socialement. La sœur de Nietzsche avait épousé un dirigeant antisémite et, dans sa correspondance avec sa sœur, le philosophe y fait constamment référence comme à "ton mari antisémite". Vous pouvez donc constater que l’adhésion à l’antisémitisme a une connotation plus ou moins rétrograde. C’est un phénomène qui appartient au XIXe siècle avec ses autres "-ismes", avec l’impérialisme, le colonialisme, le racisme. Ça vous paraîtra bizarre, mais les Nazis ne s’auto-définissaient pas comme antisémites. Vous ne trouvez même pas le mot chez eux.
Vraiment?
Oui, il y avait le sentiment que le nazisme était quelque chose de nouveau. Les antisémites n’étaient pas allés jusqu’au bout: ils pouvaient bien parler d’éliminer les Juifs, mais ils ne savaient pas comment le faire. Les antisémites n’avaient pas le pouvoir, c’étaient de simples propagandistes. Les nazis, eux, étaient sérieux, et là était toute la différence. Quand vous voyez la législation actuelle en Allemagne, en Autriche, et ailleurs, qui définit comme un crime le fait de nier l’existence de l’Holocauste, elle est due au fait que ces gouvernements ont besoin de se démarquer du nazisme. De nos jours, bien entendu, on tend à confondre nazisme et antisémitisme dans une même idéologie, mais il s’agit de deux phénomènes différents. Il y avait en Allemagne une feuille ultra-antisémite publiée par Julius Streicher qui s’appelait Der Stürmer. Un jour on a demandé à un dignitaire nazi –je ne me rappelle plus très bien si c’était Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz, ou un autre responsable–: "Vous avez lu Der Stürmer?" À quoi il a répondu en substance: "Écoutez, je suis lieutenant-colonel de la SS, vous ne m’imaginez tout de même pas en train de lire Der Stürmer." C’était un peu comme lire le pire torchon sensationnaliste aux Etats-Unis. C’était une question de statut social.
Que pensez-vous des usages rhétoriques et symboliques du mot "Holocauste"?
J’ai longtemps résisté à l’usage du mot "Holocauste" en raison de ses connotations religieuses. En fin de compte, comme toutes les expressions routinières, il devient impossible d’y échapper. N’empêche qu’"Holocauste" fait problème sous divers aspects, et l’un de ceux dont on parle le moins, parce que c’est politiquement incorrect, c’est que tout et n’importe quoi devient un Holocauste. Un exemple: l’autre jour, je me promenais à Berlin et je vois une pancarte "Holocauste", et des manifestants exhibant des banderoles avec l’inscription "Holocauste, Holocauste, Holocauste". Je n’arrivais pas à comprendre contre quoi ils protestaient jusqu’au moment et j’ai vu une cage et je me suis rendu compte qu’il parlait de la cruauté contre les animaux.
Le mot "génocide" est lui aussi brandi à tout propos et, bien entendu, la Convention sur le génocide en propose une définition qui va au-delà de ce qu’on appelle un "Holocauste". Alors si vous séquestrez des enfants pour les obliger à telle ou telle activité, c’est du génocide, si vous consommez de l’opium, c’est du génocide, etc. Vu qu’il s’agit d’une convention internationale, les Grecs y vont de leur grain de sel, les Chinois aussi, et ainsi de suite.
"Holocauste" est un mot constamment dévoyé. Avec une majuscule, il est censé désigner spécifiquement la catastrophe juive, et une fois que vous l’appliquez à toutes sortes de choses, il perd son efficacité. Il y a maintenant des ouvrages qui prétendent que les Arméniens ou les Tziganes n’ont pas vraiment été victimes d’un génocide, alors que tous deux l’ont été à mon avis, mais c’est dans la logique de ce type de discussion, c’est pratiquement inévitable. A peine la commission présidentielle sur l’Holocauste a-t-elle été créée —par le président Carter, le même qui se fait traiter aujourd’hui d’antisémite [1]— que tout le monde s’est précipité: les Arméniens, bien entendu, les Polonais, les Ukrainiens, les Tchèques. Dès que vous avez recours à des termes comme "Holocauste" et "génocide", vous ouvrez les portes à toutes sortes d’arguties et de problèmes de définition.
Ven 10 Aoû - 10:22 par mihou