Venezuela
Noam Chomsky sur les développements récents au Venezuela, par Kabir Joshi-Vijayan et Matthew Skogstad-Stubbs.
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31 mai 2007 Photo : Cercle Venezuela Toulouse
« ... afin d’aider la partie la plus pauvre de la population » Vendredi 18 mai 2007.
Kabir Joshi-Vijayan /
Matthew Skogstad-Stubbs : Un ami revenant de Caracas racontait comment
un bus tentait de gravir une montagne, montait progressivement la
pente, le véhicule en difficulté s’arrêtant fréquemment, mais finissait
par parvenir au sommet. Cela le faisait penser au processus bolivarien.
Pourquoi ne commençons-nous pas aujourd’hui par quelques commentaires
sur ce processus et les effets de la Révolution bolivarienne.
Pourriez-vous dire comment la société vénézuélienne, et la vie
quotidienne du peuple, a changé depuis l’entrée en fonction de Chávez
en 1999 ? Noam Chomsky : Il y
a eu des changements. Je ne pense pas qu’ils soient décisifs. C’est
probablement la première fois dans l’histoire du Venezuela qu’un
gouvernement fait plus que quelques gestes pour utiliser ses énormes
richesses afin d’aider la partie la plus pauvre de la population. Les
efforts sont principalement orientés vers la santé, l’éducation, les
coopératives, etc. Il est difficile d’en mesurer l’impact. Mais nous
connaissons certainement la réaction populaire à ces changements, ce
qui en définitive est le plus important. Ce qui est important ce n’est
pas ce que nous en pensons, mais ce que les Vénézuéliens en pensent. Et
on le sait assez bien. Il y a des agences de sondages assez valables en
Amérique latine, la principale étant le Latinobarometro, installée au
Chili. C’est une organisation très respectée. Il existe des sondages
moins détaillés provenant des Etats-Unis. Ils font des sondages dans
l’ensemble de l’Amérique latine sur des tas de questions importantes.
Le plus récent au Chili, en décembre, a montré -comme cela était déjà
apparu auparavant- que le soutien à la démocratie et le soutien au
gouvernement ont beaucoup augmenté au Venezuela depuis 1998. Le
Venezuela est maintenant, en compagnie de l’Uruguay, au plus niveau de
soutien pour la démocratie et pour le gouvernement. Ils sont bien
au-dessus des autres pays d’Amérique latine dans le soutien aux
politiques économiques de leur gouvernement et, également, bien
au-dessus des autres pays quant à la conviction que les politiques
adoptées aident les pauvres, c’est-à-dire l’énorme majorité, et non les
élites. Il existe des appréciations comparables sur d’autres thèmes, et
je vous disais, ces chiffres ont augmenté assez nettement... malgré les
obstacles il y a eu un progrès considéré par la population comme très
important, et c’est la meilleure des mesures.
KJV/MSS : Avec
l’annonce de la création du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV),
et avec l’accélération dans la prise en main de certains services et de
certaines entreprises, pouvez-vous prévoir ce que sera le futur de
cette révolution ? Noam Chomsky :Difficile à dire. Il existe des tendances en conflit, et la question du
Venezuela c’est quelle tendance prévaudra. Il y a des tendances
démocratisantes, la redistribution du pouvoir, des assemblées
populaires, des communautés prenant le contrôle de leur propre budget,
des coopératives de production, etc. Ce sont des avancées vers la
démocratie. Il y a aussi des tendances autoritaristes : la
centralisation, la figure charismatique, etc. Ces politiques, en
elles-mêmes, on ne peut pas dire dans quelle direction elles iront.
Pour un pays, prendre le contrôle de ses propres ressources c’est
certainement tout à fait raisonnable.
Prenez le cas du
Chili, par exemple, considéré le modèle de capitalisme démocratique, le
phare du libre échange, etc. C’est la ligne de parti habituelle. Ce
qu’on ne raconte pas dans ce genre de présentation c’est que le
principal produit d’exportation du Chili, le cuivre -c’est sa
principale source de revenus-, la plus grande entreprise productrice de
cuivre existant au Chili est CODELCO, cette dernière est nationalisée.
Elle avait été nationalisée par Allende et elle est encore propriété de
l’Etat. Il y a aussi des producteurs privés. CODELCO, l’entreprise du
gouvernement, rapporte à l’Etat peut-être dix fois plus que les
entreprises privées, lesquelles envoient leurs profits vers
l’extérieur. Cela permet le financement des programmes sociaux qui
peuvent exister au Chili. Beaucoup de pays contrôlent leurs propres
ressources. Cela semble naturel. Donc, si le Venezuela accroît le
contrôle sur ses propres ressources, cela pourrait être un
développement plutôt positif. D’un autre côté, ce n’est pas tout à fait
sûr. Ainsi l’Arabie saoudite par exemple a nationalisé son pétrole dans
les années 1970, cela signifiait qu’ils contrôlaient eux-mêmes leur
pétrole, et non plus les entreprises étrangères -notamment l’ARAMCO-,
ce qui est plutôt positif. D’un autre côté, cela se trouve sous le
contrôle d’une tyrannie assez rugueuse. Le principal et le plus solide
allié de Washington dans la région est une tyrannie assez brutale et
c’est l’Etat islamiste le plus fondamentaliste du monde. Donc le tout
est de savoir quelle est l’utilisation qui est faite de ces richesses.
KJV/MSS : Le MERCOSUR,
le marché commun du Cône sud, est l’alliance économique qui coordonne
les plus grandes économies d’Amérique du sud. Elle est basée sur des
principes de libre marché, tout comme l’ALENA, et elle ne semble pas
évoluer vers quelque chose d’alternatif aux doctrines néolibérales
dominantes. Que pensez-vous de cette organisation ? Noam Chomsky : Le
MERCOSUR actuellement est plus un objectif qu’une réalité.. Il y a des
projets, et il y a bien eu quelques avancées. La dernière rencontre du
MERCOSUR s’est déroulée au Brésil, en décembre dernier, et ils ont
élaboré des plans en concaténation avec la rencontre des dirigeants
latino-américains qui s’était déroulée à Cochabamba. Il y a quelques
velléités d’organiser des programmes dans le genre de ce qui se fait
dans le cadre de l’Union européenne. C’est extrêmement important,
historiquement les pays latino-américains étaient très séparés les uns
des autres et leur économie était orientée vers le pouvoir impérial
dominant, les Etats-Unis durant cette dernière phase. Les pays séparés
les uns des autres, il n’y avait pas d’intégration en Amérique latine,
les avancées vers l’intégration sont donc très significatives, c’est la
toute première fois que cela se fait de façon sérieuse. Le MERCOSUR
c’est tout cela ; les rencontres comme celles de Cochabamba sont
d’autres apports, mais il y a d’autres actions. L’intégration est un
instrument important pour le maintien de la souveraineté et de
l’indépendance. Lorsque les pays sont séparés les uns des autres ils
peuvent être traités séparément, soit par la force soit par
l’étranglement économique. S’ils s’intègrent et coopèrent, ils sont
beaucoup plus libres vis-à-vis du contrôle externe, c’est-à-dire le
contrôle états-unien depuis un demi-siècle - mais cela remonte à
beaucoup plus loin dans l’histoire.
C’est donc un pas
important, mais il y a beaucoup de difficultés. La première difficulté
c’est qu’il existe un besoin désespéré en Amérique latine pour
l’intégration interne. Chacun des pays connaît une division aiguë entre
une élite très réduite, principalement blanche, riche et européanisée
et une grande masse de population fortement appauvrie, généralement des
Indiens, des Noirs et des métisses. La corrélation raciale n’est pas
absolue, mais elle existe. L’Amérique latine est l’une des régions les
plus inégalitaires du monde, et on commence également à affronter ce
problème. Il y a encore fort à faire, mais on a avancé. Au Venezuela,
en Bolivie, jusqu’à un certain point au Brésil, en Argentine, pas trop
ailleurs pour le moment. Peut-être l’Equateur, avec ce nouveau
gouvernement. Mais aussi bien l’intégration interne que l’intégration
externe entre les pays, ce sont là des pas importants, et c’est
réellement la première fois depuis la colonisation espagnole il y a 500
ans, c’est donc assez important.
KJV/MSS : Revenons sur
certaines des critiques qui ont été émises sur la question de la
prolongation du mandat et sur les lois « habilitantes » [sorte de 49.3.
qui permet au président de gouverner par décret]. Noam Chomsky : Eh
bien ces lois ont été approuvées par le parlement. Il se trouve que le
parlement est presque complètement contrôlé par Chávez, mais cela est
dû au fait que l’opposition a refusé de participer aux élections,
probablement sous la pression des Etats-Unis. Personnellement je ne
suis pas tellement pour ces lois. Ce qui se passera dépendra de la
pression populaire. Elles pourraient représenter un pas vers un
autoritarisme. Elles peuvent représenter un pas vers l’organisation de
plans constructifs. Ce n’est pas à nous qu’il revient d’opiner, mais
c’est au peuple vénézuélien. Et nous connaissons très bien son avis.
KJV/MSS : La richesse
pétrolière au Venezuela a permis à ce pays d’apporter de l’aide aux
communautés pauvres en Occident, y compris à New York ou à Londres, et
a également permis à ce pays de racheter la dette de l’Argentine, de la
Bolivie et de l’Equateur. Que pouvez-vous dire de l’usage qui est fait
par le Venezuela de sa richesse pétrolière ? Noam Chomsky :Commençons par l’aide qui est apporté à l’Occident, quelque chose
d’assez ironique. Tout cela a une histoire. Tout a commencé avec un
programme, ici justement, à Boston, où je me trouve. Ce qui s’est passé
c’est qu’un groupe de sénateurs s’est adressé aux huit principales
entreprises pétrolières pour leur demander si elles pouvaient aider
momentanée les pauvres des Etats-Unis, pour qu’ils puissent passez le
terrible hiver, parce qu’ils ne pouvaient pas payer leurs factures de
chauffage en raison des prix élevés du pétrole. Les sénateurs ont
obtenu une seule réponse, de CITGO, l’entreprise qui appartient à
l’Etat vénézuélien, et cette entreprise a en effet fourni
temporairement du gasoil bon marché à Boston, puis dans le Bronx à New
York, puis ailleurs, le temps de ce terrible hiver. C’est l’aide à
l’Occident. C’est donc un peu plus complexe que de dire : Chávez donne
de l’aide.
Quant au reste,
Chávez a effectivement acheté un quart ou un tiers de la dette
argentine. Ce fut un geste pour aider l’Argentine à se libérer de
l’emprise du Fonds monétaire international (FMI), comme l’a dit le
président argentin. Le FMI, qui est comme un appendice du Trésor
états-unien, a eu un effet dévastateur en Amérique latine. Ses
programmes ont été suivis en Amérique latine plus rigoureusement
qu’ailleurs, à l’exception de l’Afrique sub-saharienne, et le résultat
fut un désastre. Prenez le cas de la Bolivie. Ils ont suivi les plans
du FMI pendant 25 ans, et au bout du compte le revenu par personne est
plus bas qu’il y a 25 ans. L’Argentine était l’enfant modèle du FMI.
C’était merveilleux, elle faisait tout correctement, on demandait à
tout le monde de suivre les mêmes politiques - et la même chose pour la
Banque mondiale et le département du Trésor des Etats-Unis. Eh bien ce
qui est arrivé c’est que cela s’est fini par catastrophe économique.
L’Argentine est parvenue à se sortir de ce désastre en violant
radicalement les principes du FMI, et ils ont décidé de se débarrasser
du FMI, comme l’a dit Kirchner, et le Venezuela les a aidés. Le Brésil
a fait la même chose à sa façon et, maintenant, la Bolivie s’en sort
avec l’aide du Venezuela. Le FMI est en mauvaise posture parce que ses
finances proviennent essentiellement des paiements des dettes
accumulées et les pays commencent à refuser ses prêts parce que les
politiques sont trop néfastes, et bien, on ne sait pas trop ce qu’ils
vont faire.
Il y a eu aussi
PetroCaribe, c’est un plan pour fournir du pétrole sur des termes plus
favorables, en reportant les paiements, pour beaucoup de pays des
Caraïbes, et pour quelques autres. Il y a eu un autre plan, appelé
Mission Miracle. Avec des financements vénézuéliens des médecins
cubains sont envoyés -les médecins cubains sont très bien formés, ils
ont un système médical très avancé, comparable au système du premier
monde- vers des endroits comme la Jamaïque, ou d’autres pays de la
région. Au départ ils ont recherché les personnes aveugles, qui avaient
complètement perdu la vue, mais qui pouvaient retrouver la vue avec une
opération chirurgicale. Ils sont identifiés par les médecins cubains,
ils sont emmenés à Cuba, et ils sont traités dans les installations de
pointe, et renvoyés dans leur pays après avoir récupéré la vue. C’est
impressionnant.
Il y a eu quelques
mouvements de la part des Etats-Unis et du Mexique pour faire quelque
chose de semblable, mais cela n’a jamais abouti. L’impact des plans de
Chávez peut être évalué en analysant le dernier voyage de George Bush.
La presse a parlé du virage que constituent ses nouveaux plans pour
l’Amérique latine, mais ce qui s’est réellement produit, si vous
regardez, c’est que Bush a emprunté certains aspects de la rhétorique
de Chávez. C’est le merveilleux nouveau plan. Emprunter certains
aspects du discours de Chávez, mais sans la moindre réalisation, ou
sans guère de réalisation.
(L’interview s’est déroulée le 16 mars 2007)
Propos recueillis par
Kabir Joshi-Vijayan et
Matthew Skogstad-Stubbs Source :
VenezuelAnalysis www.venezuelanalysis.com
Traduction :
Numancia Martínez Poggi [Avram Noam Chomsky (7 décembre 1928),
linguiste américain, est professeur au Massachussets Institute of
Technology (MIT), l’un des principaux centres de recherches aux
Etats-Unis. Ils est l’un des principaux critiques de la politique et
des médias de son pays et a écrit plus de 60 livres, parmis lesquels 23
sur la politique des Etats-Unis.]
- Il n’y a pas de guerre contre le terrorisme, interview de Noam Chomsky, par Geov Parrish
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