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Le Devoir
LES ACTUALITÉS, mercredi 11 avril 2007, p. a1
Clause dérogatoire: à manipuler avec précautionCastonguay, Alec
Son arrivée a marqué un tournant tant juridique que
politique et social. Vingt-cinq ans après son adoption, le 17 avril
1982, la Charte canadienne des droits et libertés continue d'alimenter
les débats, instrument maudit pour les uns, béni pour les autres... ou
inversement, au gré des affaires tranchées par les juges! Le Devoir
conclut aujourd'hui sa série qui fait le point sur les 25 ans de la
Charte.
Ottawa - Début janvier 2006. La campagne électorale
du chef libéral Paul Martin ne va nulle part. Pour sortir de la
torpeur, Tim Murphy, le chef de cabinet de Paul Martin, ressort une
idée qui a circulé quelques semaines plus tôt dans le cercle restreint
des conseillers du chef libéral: promettre d'abolir, au niveau fédéral,
l'usage de la clause dérogatoire de la Charte canadiennes des droits et
libertés.
Dans l'avion qui promène Paul Martin d'un bout à
l'autre du pays, les stratèges ne s'entendent pas. «Même si ça mijotait
dans la tête de certains depuis quelques semaines, on a eu un bon débat
là-dessus», raconte au Devoir Steven MacKinnon, l'un des rares
conseillers de Martin à avoir pris part aux discussions. Même le bunker
électoral des libéraux, à Ottawa, n'avait pas été mis au parfum de la
stratégie envisagée.
«Il y avait une perception persistante que Harper
allait peut-être empiéter sur les droits de la personne, notamment pour
interdire les mariages gais ou le droit à l'avortement. C'était une
façon de nous différencier des conservateurs et de parler à notre base
libérale, puisque au PLC, depuis Trudeau, on n'est pas à l'aise avec
l'existence d'une clause qui permet de bafouer des droits fondamentaux.
Ça ne plaît pas aux libéraux. Ça reste un symbole fort», souligne
Steven MacKinnon.
Le lundi 9 janvier, en plein débat télévisé à
Montréal, Paul Martin promet, s'il est réélu, de retirer l'usage de la
clause dérogatoire au niveau fédéral. Le coup d'éclat est efficace,
mais les résultats ne sont pas au rendez-vous. Avec le recul, Steven
MacKinnon avoue que l'idée n'était peut-être pas à la hauteur du
symbole. «Je ne suis pas sûr que notre stratégie a fonctionné!»
Paul Martin et son équipe ont peut-être élaboré un
mauvais remède à leurs problèmes, mais ils avaient fait le bon
diagnostic: avec les années, la clause dérogatoire de la Charte
canadienne est devenue un symbole puissant. «Dans le reste du Canada,
on a sacralisé la Charte. C'est un symbole presque aussi fort que le
texte fondateur des États-Unis. C'est très difficile d'y toucher»,
soutient José Woehrling, professeur de droit à l'Université de Montréal.
Henri Brun, spécialiste de droit constitutionnel à
l'Université Laval, abonde en ce sens. «Au Canada anglais, on entend
toujours: "La Charte, la Charte, la Charte." C'est devenu le symbole de
la nation canadienne. La Charte tente de faire primer des droits
individuels sur des droits collectifs et transfère du pouvoir de
décision des politiciens vers les juges. Ce concept est plus fort au
Canada anglais qu'au Québec.» Rien d'étonnant donc à ce que la clause
dérogatoire soit devenue un puissant symbole, elle qui a pour fonction
d'édenter la bienveillante Charte.
Le Québec fait une mauvaise réputation à la clause
Ironiquement, c'est le Québec, qui s'est fait
imposer le rapatriement de la Constitution et la Charte des droits et
libertés, qui a grandement contribué à donner une mauvaise réputation à
la clause dérogatoire dans le reste du pays. En 1988, le gouvernement
Bourassa a décidé de défier un jugement de la Cour suprême et
d'invoquer la clause «nonobstant» pour interdire l'affichage bilingue à
l'extérieur des commerces, préférant ainsi préserver le visage français
de Montréal (loi 178).
Cette atteinte au droit à la liberté d'expression de
la minorité anglophone a secoué le Canada anglais. Le ministre de la
Justice du gouvernement Bourassa, Gil Rémillard, qui était aux
premières loges du débat à l'époque, estime même que la loi 178 a
contribué, avec d'autres facteurs, à l'échec de l'accord du Lac-Meech.
«La liberté d'expression et le débat sur la langue sont des sujets
sensibles. Dans le reste du pays, on a vu l'impact et on a reçu ça
comme un message», raconte-t-il. Pour la première fois, tout le pays
voyait concrètement le coup de massue que pouvait représenter la clause
dérogatoire.
Mais Peter Russel, professeur à l'Université de
Toronto, affirme que les gens ne se rappellent plus aujourd'hui
pourquoi cette clause doit être utilisée avec prudence, un peu comme on
manipule une bombe qui peut nous exploser au visage. «Oui, le Québec a
contribué à la mauvaise image de la clause "nonobstant", dit-il. Mais
ça fait longtemps. Les gens ont une mémoire politique de six mois!
Donc, 1988, c'est l'âge de pierre! Le symbole est là, mais son origine
est floue.»
Autre facteur qui brouille les repères de la
population au Canada anglais: la non-utilisation de la clause, puisque
cette dernière n'a jamais véritablement été invoquée hors du Québec. Le
gouvernement fédéral ne l'a jamais utilisée en 25 ans, alors que deux
provinces (la Saskatchewan et l'Alberta) et un territoire (le Yukon) en
ont fait mention dans des lois qui n'ont jamais été adoptées ou qui se
sont révélées caduques très rapidement. C'est pour cette raison que
plusieurs spécialistes du Canada anglais qualifient la clause de «tigre
de papier», une menace qui semble devenue simplement théorique.
La situation est totalement différente au Québec,
où, encore aujourd'hui, sept lois invoquent la clause dérogatoire
fédérale. Il s'agit parfois de détails techniques pour éviter des
poursuites, alors que dans d'autres cas c'est véritablement un choix de
société. Par exemple, jusqu'en juillet 2008, le Québec utilisera la
clause nonobstant pour permettre l'enseignement catholique dans les
écoles.
«C'est normal que le Québec l'ait utilisée plus
souvent, car nous sommes une minorité dans le tout canadien. On a une
langue et une culture spécifique à protéger, ce qui fait qu'on accorde
beaucoup d'importance à nos droits collectifs, pas juste à nos droits
individuels», explique Henri Brun. La Charte étant un «instrument
antimajoritaire» qui vise à protéger les minorités, le Québec
francophone, lui-même minoritaire dans l'océan anglophone de l'Amérique
du Nord, se sent à l'aise de protéger son identité grâce à cette
clause, estime José Woehrling.
La Nuit des longs couteaux
En plus des questions de principe, le Québec a
utilisé la clause dérogatoire un nombre incalculable de fois au début
des années 1980. Entre 1982 et 1985, le gouvernement de René Lévesque
en a fait un usage systématique, alors que toutes les lois adoptées au
Québec faisaient référence à la clause dérogatoire. Ministre de la
Justice à cette époque, Marc-André Bédard affirme que l'objectif était
de protester contre le rapatriement unilatéral de la Constitution et
l'imposition de la Charte sans l'accord du Québec. «Nous avons une
Charte québécoise des droits et libertés plus complète que la Charte
canadienne, alors il n'était pas question de se plier à la Charte
d'Ottawa», affirme-t-il.
La Charte canadienne est effectivement née dans la
controverse de la Nuit des longs couteaux, soit dans la nuit du 4 au 5
novembre 1981. Les trois provinces de l'Ouest, l'Alberta, la
Saskatchewan et la Colombie-Britannique, poussaient depuis plusieurs
semaines pour y inclure une clause dérogatoire. «Plusieurs provinces
étaient contre la création de la Charte [sans clause dérogatoire]
puisque la conséquence était de mettre énormément de pouvoir entre les
mains des juges, se rappelle Marc-André Bédard. Le Québec avait la même
position. Nous pensions que les gouvernements devaient avoir le dernier
mot.» Mais le premier ministre du Canada, Pierre Elliott Trudeau, ne
voulait rien savoir d'une disposition qui permet d'enrayer certains
droits.
Tard dans la nuit du 4 novembre, les premiers
ministres de tout le pays sont dans une impasse. Pendant que René
Lévesque dort sur la rive québécoise, Jean Chrétien, Pierre Elliott
Trudeau et les procureurs de l'Ontario et de la Saskatchewan, Roy
McMurtry et Roy Romanow, élaborent un compromis. Trudeau accepte une
clause dérogatoire à condition que celle-ci, lorsqu'elle est invoquée,
soit réexaminée tous les cinq ans, ce qui forcerait les gouvernements
qui l'utilisent à se justifier devant la population.
De plus, le compromis limite sa portée. La clause
nonobstant ne pourrait jamais être utilisée pour supprimer certains
droits spécifiques, notamment ceux à des élections libres et à un
gouvernement démocratique. Le droit à l'égalité des sexes est aussi
préservé. Le droit à la libre circulation, les droits linguistiques et
le droit à l'instruction dans la langue de la minorité sont aussi
protégés.
En revanche, la clause dérogatoire, décrite à
l'article 33 de la Charte, permet aux gouvernements de se soustraire à
l'article 2 (liberté d'expression, de conscience, d'association et de
réunion pacifique) et aux articles 7 à 15 (droit à la vie, à la liberté
et à la sécurité de la personne, à la protection contre les fouilles,
les perquisitions et les saisies abusives, droit à la protection contre
la détention arbitraire, etc.).
On connaît la suite. Le matin du 5 novembre, le
premier ministre René Lévesque apprend que Trudeau s'est rangé aux
arguments des provinces et que le Québec n'a pas eu son mot à dire sur
le rapatriement de la Constitution. C'est dans ce climat de frustration
que le gouvernement Lévesque agite la clause dérogatoire à chaque loi
québécoise entre 1982 et 1985.
Mais à son arrivée au pouvoir, le gouvernement
Bourassa met fin à cette pratique. «J'ai pris cette décision parce que
je pensais qu'on prenait en otage le droit des citoyens, explique Gil
Rémillard. C'est vrai que la Charte québécoise est plus complète, mais
je ne pouvais pas comprendre qu'on puisse systématiquement suspendre la
Charte canadienne. Je voulais redonner aux Québécois les mêmes droits
qu'aux Canadiens. Et politiquement, il fallait commencer à aborder le
débat constitutionnel de manière plus positive.»
Encore aujourd'hui, la plupart des spécialistes
jugent que la clause dérogatoire a sa raison d'être. «La Charte des
droits, ça reste une interprétation des juges, affirme le professeur
Peter Russel. Les juges sont faillibles et peuvent se tromper. Je crois
donc que c'est normal que ce soient des gens élus qui aient le dernier
mot sur les grandes décisions. Ça ne veut pas dire qu'il faut utiliser
la clause dérogatoire à tout vent! Il faut un consensus social et de
bonnes raisons, car les conséquences politiques peuvent être lourdes.»
Gil Rémillard, qui a vécu cette situation en 1988,
est d'accord. «L'utilisation de la clause nonobstant, c'est une
décision politique importante. C'est une arme ultime qu'il faut
dégainer avec prudence. Lorsqu'on utilise la clause, il faut être prêt
à se présenter devant l'électorat et dire qu'on a mis volontairement de
côté certains droits fondamentaux. Ce n'est pas une petite affaire!»
Peter Russel et Gil Rémillard pensent que, malgré
son symbole, la clause dérogatoire n'est pas uniquement un tigre de
papier et pourrait de nouveau être utilisée dans le futur. Par exemple,
si la Cour suprême autorise une trop grande place du privé en santé ou
si les multinationales du tabac obtiennent de nouveau le droit de faire
de la publicité. La sécurité du pays, avec les mouvements terroristes
qui pullulent, pourrait aussi nécessiter une dérogation à la Charte.
Catégorie : La Une; Actualités
Sujet(s) uniforme(s) : Lois et règlements
Type(s) d'article : Article
Taille : Long, 1342 mots
© 2007 Le Devoir. Tous droits réservés.Doc. : news·20070411·LE·138987