Le Darfour et ses faux amis
Bruno Guigue
C’est une règle d’or du système médiatique : plus la dénonciation de l’indifférence se fait entendre, plus elle contribue à ruiner son propre objet. Indifférente au drame du Darfour, l’opinion mondiale ? En partie peut-être, car ce drame humanitaire n’est hélas pas le seul sur la planète. Mais peut-on en dire autant de la « communauté internationale » ? Hormis le Liban, peu de pays ont récemment bénéficié d’une telle activité onusienne. En trois ans, le conseil de sécurité de l’ONU a adopté onze résolutions sur un conflit qui aurait fait 200 000 victimes depuis le printemps 2003. La dernière en date est la résolution 1706, du 31 août 2006, qui prévoit de transférer à l’Organisation des Nations unies la mission de paix confiée en 2004 à l’Union africaine.
lundi 26 mars 2007
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Depuis l’adoption de ce texte, un véritable bras de fer oppose le gouvernement de Khartoum à l’ONU qui veut lui imposer l’envoi de plusieurs milliers de « casques bleus ». Défenseur sourcilleux de la souveraineté nationale soudanaise, le président Omar el-Béchir a néanmoins consenti, du bout des lèvres, à la formation d’une force hybride ONU-UA. En attendant, il fait traîner en longueur les négociations, ce qui suscite l’impatience américaine. La secrétaire d’Etat, Condy Rice, a ainsi annoncé que « de nouvelles options étaient à l’étude ». Animant une conférence conjointe avec son homologue israélienne, elle a déclaré que « le Soudan doit comprendre que la communauté internationale ne peut pas rester inactive alors que les gens souffrent ». (AFP, 15 mars 2007)
Si seulement ce message avait une portée universelle, et concernait aussi les Palestiniens sous occupation militaire depuis quarante ans, nul doute qu’il emporterait une large adhésion. Malheureusement, il n’en est rien. La présence de la ministre israélienne des affaires étrangères à cette conférence de presse, au demeurant, délivre un message limpide : la sollicitude américaine pour le Darfour n’a d’égale que sa complaisance pour Israël. Avec la même ardeur, Washington dénonce les atrocités commises par les sbires de Khartoum et fournit à Tel-Aviv les armes lui permettant de terroriser la population palestinienne. Volontairement schizophrène, l’hyperpuissance immunise Israël contre la machine onusienne tout en voulant la déchaîner contre le Soudan.
Le paradoxe est d’autant plus flagrant que la crise du Darfour, en droit international, est une affaire intérieure soudanaise. En Palestine, frappée d’impuissance par le veto américain, la communauté internationale laisse impunie une violation flagrante de la légalité internationale. Au Soudan, elle a pris soin d’étayer la légitimité de son intervention, tandis qu’en Palestine elle s’interdit même d’y songer. L’ingérence internationale dans les affaires intérieures d’un Etat, en effet, tire sa légitimité du soupçon de crimes contre l’humanité. D’où l’importance cruciale, pour l’issue de la procédure, de la qualification des crimes commis. Mais encore faut-il que les instances internationales aient été saisies.
Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a été officiellement saisi, à juste titre, de la situation qui prévaut au Darfour. A peine créée, cette nouvelle institution internationale a trouvé dans le drame soudanais un champ d’action privilégié. C’est le rapport de la mission d’évaluation du CDH, remis le 12 mars 2007, qui a provoqué le récent durcissement de la politique américaine. Dénonçant à nouveau « des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité » au Darfour, le rapport est particulièrement accablant pour Khartoum.
La résolution de l’assemblée générale du 15 mars 2006, qui a créé le Conseil des droits de l’homme, affirmait « qu’il importe d’assurer l’universalité, l’objectivité et la non-sélectivité de l’examen des questions relatives aux droits de l’homme, et de mettre fin à la pratique des deux poids deux mesures et à toute politisation. » Un vœu pieux, assurément, car il y a peu de chance de voir la politique israélienne dans les territoires palestiniens soumise à une enquête similaire du Conseil des droits de l’homme.
Souvent stigmatisée pour sa prétendue pusillanimité à l’égard du Soudan, l’ONU y déploie, au contraire, une activité d’autant plus fébrile qu’elle veut exorciser son impuissance passée face au génocide rwandais. Usant tour à tour de la menace et de la persuasion, cette action diplomatique s’accompagne, de surcroît, d’une véritable action judiciaire. Le 15 mars 2005, le conseil de sécurité de l’ONU a déféré la situation au Darfour au procureur de la Cour pénale internationale. Une liste de 51 chefs d’accusation pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité fut livrée en pâture à l’opinion publique, exerçant une pression considérable sur les autorités soudanaises et leurs alliés locaux. Car même si les noms des présumés coupables n’ont pas été divulgués, nul n’ignore que de hauts dignitaires soudanais figurent sur cette véritable liste noire.
Aide humanitaire massive, avalanche de résolutions, saisine de la CPI : cette débauche de moyens s’est avérée jusqu’ici d’une efficacité douteuse. Elle eût été impensable, en tout cas, sans le puissant aiguillon de la politique américaine. Le Darfour cumule trois avantages, il est vrai, de nature à susciter un réflexe compassionnel outre-Atlantique : il est géographiquement éloigné (exotisme propice à l’épanchement), son malheur est étranger à toute influence américaine (bonne conscience garantie), il est victime de la cruauté supposée du monde arabo-musulman (confort idéologique assuré). Du coup, il n’est pas étonnant que 50 000 personnes aient défilé à Washington en avril 2006 contre le « génocide » du Darfour, soit autant que lors du dernier défilé contre la guerre en Irak.
Don Cheadle, George Clooney, Angelina Jolie, le Congress Black Caucus, le musée de l’Holocauste, les associations juives, les milieux chrétiens évangélistes : la vaste coalition « pour sauver le Darfour » affirme représenter 130 millions de personnes à travers 178 associations. Les plus dynamiques sont incontestablement les associations juives. Mais les institutions mémorielles sont aussi de la partie. Ainsi « l’Initiative de prévention du génocide du musée de l’Holocauste », à Washington, qui s’est fixé pour mission d’ « honorer la mémoire de l’Holocauste en agissant contre les génocides contemporains ». Elle a décrété une « urgence spéciale » pour le Darfour en 2004, après avoir conclu que « les victimes étaient ciblées en raison de leur origine ». L’administration Bush lui a aussitôt emboîté le pas en qualifiant la guerre civile au Darfour de « génocide », alors que l’ONU et les Européens parlent de « crimes contre l’humanité ». (Libération, 20 mars 2007)
En France aussi, un mouvement d’opinion médiatiquement orchestré se dessine en faveur du Darfour. Julien Clerc prête sa voix à un message vidéo au profit de l’appel lancé par Bernard Kouchner dans Le Pèlerin pour l’ouverture de « couloirs humanitaires ». Artistes et intellectuels se rassemblent autour du collectif « Urgence Darfour » qui, précise Libération, « compte des francs-maçons, des chrétiens, des associations juives, noires (le CRAN), mais quasiment pas d’Arabes ou de musulmans ». Le Nouvel Observateur s’associe avec enthousiasme à l’appel lancé par « Urgence Darfour » au Parlement européen en faveur de l’envoi d’une « force de protection internationale ».
Bernard-Henry Lévy, lui, publie cinq pages touffues dans Le Monde après avoir erré une semaine en 4/4 climatisé à la frontière tchado-soudanaise. Participant à la soirée organisée par le collectif « Urgence Darfour » le 21 mars, Ségolène Royal et François Bayrou ont signé un « engagement en huit points pour sauver le Darfour ». Les autres candidats à l’élection présidentielle s’empressent d’en faire autant. Pour finir, un message du président de la République lu par BHL a menacé le Soudan de « sanctions » si les « exactions » se poursuivent. C’est « le réveil des consciences », résume Libération.
Si cette mobilisation avait pour effet d’améliorer le sort des habitants du Darfour, qui refuserait sincèrement de s’en réjouir ? Mais c’est peu probable. D’abord parce que ces initiatives médiatiques reposent souvent sur une analyse erronée de la situation. Ensuite, parce que cette partialité dans l’analyse produit précisément l’inverse de ce quelle prétendait obtenir. En proférant des généralisations abusives, on fournit à Khartoum le prétexte idéal pour justifier son immobilisme. C’est le cas, par exemple, lorsqu’on ressasse le réquisitoire simpliste contre « les milices arabes issues des tribus nomades qui massacrent les populations du Darfour au seul motif qu’elles sont négro-africaines ».
A entendre d’authentiques spécialistes de la région, ce genre d’assertion mérite d’être sérieusement nuancé. Certes, un certain « racisme » à l’égard des populations périphériques est le fait d’une partie des élites soudanaises d’origine arabe vivant dans la vallée du Nil. Détentrices du pouvoir à Khartoum, elles sont les véritables commanditaires des exactions commises par les miliciens « janjawids », ces « cavaliers diaboliques » qui font régner la terreur dans les zones rebelles. Mais les « janjawids », eux, sont aussi noirs que leurs victimes, explique Marc Lavergne, directeur de recherche au CNRS et spécialiste du Soudan : « pour moi, tout le monde est noir dans cette histoire. La notion de racisme n’a pas sa place. Les milices tribales janjawids sont des mercenaires qui ne se revendiquent pas du tout arabes. Ils ne sont pas le vrai problème. En exagérant, on pourrait dire que ce sont des pauvres qui se battent contre des pauvres. » (Afrik.com, 16 juillet 2004)
Mer 28 Mar - 10:25 par mihou