La stratégie de la tension
Le terrorisme non revendiqué de l’OTAN
par Silvia Cattori*
Daniele Ganser, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bâle et président de l’ASPO-Suisse, a publié un livre de référence sur « Les Armées secrètes de l’OTAN ». Selon lui, les États-Unis ont organisé en Europe de l’Ouest pendant 50 ans des attentats qu’ils ont faussement attribué à la gauche et à l’extrême gauche pour les discréditer aux yeux des électeurs. Cette stratégie perdure aujourd’hui pour susciter la peur de l’islam et justifier des guerres pour le pétrole.
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29 décembre 2006
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Zurich (Suisse)
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Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN)
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Action secrète : renversement de gouvernement, guerre psychologique...
Daniele Ganser
Silvia Cattori : Votre ouvrage consacré aux armées secrètes de l’Otan [1], s’attache à expliquer ce que la stratégie de la tension [2] et les False flag terrorism [3] comportent de grands dangers. Il nous enseigne comment l’Otan, durant la Guerre froide -en coordination avec les services de renseignement des pays ouest-européens et le Pentagone- s’est servi d’armées secrètes, a recruté des espions dans les milieux d’extrême droite, et a organisé des actes terroristes que l’on attribuait à l’extrême gauche. En apprenant cela, on peut s’interroger sur ce qui peut se passer aujourd’hui à notre insu.
Daniele Ganser : C’est très important de comprendre ce que la stratégie de la tension représente réellement et comment elle a fonctionné durant cette période. Cela peut nous aider à éclairer le présent et à mieux voir dans quelle mesure elle est toujours en action. Peu de gens savent ce que cette expression stratégie de la tension veut dire. C’est très important d’en parler, de l’expliquer. C’est une tactique qui consiste à commettre soi-même des attentats criminels et à les attribuer à quelqu’un d’autre. Par le terme tension on se réfère à la tension émotionnelle, à ce qui crée un sentiment de peur. Par le terme stratégie, on se réfère à ce qui alimente la peur des gens vis-à-vis d’un groupe déterminé. Ces structures secrètes de l’Otan avaient été équipées, financées et entraînées par la CIA, en coordination avec le MI6 (les services secrets britanniques), pour combattre les forces armées de l’Union Soviétique en cas de guerre, mais aussi, selon les informations dont nous disposons aujourd’hui, pour commettre des attentats terroristes dans divers pays [4]. C’est ainsi que, dès les années 70, les services secrets italiens ont utilisé ces armées secrètes pour fomenter des attentats terroristes dans le but de provoquer la peur au sein de la population et, ensuite, d’accuser les communistes d’en être les auteurs. C’était la période où le Parti communiste avait un pouvoir législatif important au Parlement. La stratégie de la tension devait servir à le discréditer, l’affaiblir, pour l’empêcher d’accéder à l’exécutif.
« Nato’s secret armies » de Daniele GanserSilvia Cattori : Apprendre ce que cela veut dire est une chose. Mais il reste difficile de croire que nos gouvernements aient pu ainsi laisser l’Otan, les services de renseignement ouest-européens et la CIA agir de façon à menacer la sécurité de leurs propres citoyens !
Daniele Ganser : L’Otan était au cœur de ce réseau clandestin lié à la terreur ; le Clandestine Planning Committee (CPC) et l’Allied Clandestine Committee (ACC) étaient des substructures clandestines de l’Alliance atlantique, qui sont clairement identifiées aujourd’hui. Mais, maintenant que cela est établi, il est toujours difficile de savoir qui faisait quoi. Il n’y a pas de documents pour prouver qui commandait, qui organisait la stratégie de la tension, comment l’Otan, les services de renseignement ouest-européens, la CIA, le MI6, et les terroristes recrutés dans les milieux d’extrême droite, se distribuaient les rôles. La seule certitude que nous avons est qu’il y avait, à l’intérieur de ces structures clandestines, des éléments qui ont utilisé la stratégie de la tension. Les terroristes d’extrême droite ont expliqué dans leurs dépositions que c’était les services secrets et l’Otan qui les avaient soutenus dans cette guerre clandestine. Mais quand on demande des explications à des membres de la CIA ou de l’Otan -ce que j’ai fait pendant plusieurs années- ils se limitent à dire qu’il a peut-être pu y avoir quelques éléments criminels qui ont échappé à leur contrôle.
Silvia Cattori : Ces armées secrètes étaient-elles actives dans tous les pays ouest-européens ?
Daniel Ganser : Par mes recherches, j’ai apporté la preuve que ces armées secrètes existaient, non seulement en Italie, mais dans toute l’Europe de l’Ouest : en France, en Belgique, en Hollande, en Norvège, au Danemark, en Suède, en Finlande, en Turquie, en Espagne, au Portugal, en Autriche, en Suisse, en Grèce, au Luxembourg, en Allemagne. On avait d’abord pensé qu’il y avait une structure de guérilla unique et que, par conséquent, ces armées secrètes avaient toutes participé à la stratégie de la tension, donc à des attentats terroristes. Or, il est important de savoir que ces armées secrètes n’ont pas toutes participé à des attentats. Et de comprendre ce qui les différenciait car elles avaient deux activités distinctes. Ce qui apparaît clairement aujourd’hui est que ces structures clandestines de l’Otan, communément appelées Stay behind [5], étaient conçues, au départ, pour agir comme une guérilla en cas d’occupation de l’Europe de l’Ouest par l’Union soviétique. Les États-Unis disaient que ces réseaux de guérilla étaient nécessaires pour surmonter l’impréparation dans laquelle les pays envahis par l’Allemagne s’étaient alors trouvés.
Nombre de pays qui ont connu l’occupation allemande, comme la Norvège, voulaient tirer les leçons de leur incapacité à résister à l’occupant et se sont dit, qu’en cas de nouvelle occupation, ils devaient être mieux préparés, disposer d’une autre option et pouvoir compter sur une armée secrète dans le cas où l’armée classique serait défaite. Il y avait, à l’intérieur de ces armées secrètes, d’honnêtes gens, des patriotes sincères, qui voulaient uniquement défendre leur pays en cas d’occupation.
Silvia Cattori : Si je comprends bien, ces Stay behind dont l’objectif initial était de se préparer pour le cas d’une invasion soviétique, ont été détournées de ce but pour combattre la gauche. Dès lors, on peine à comprendre pourquoi les partis de gauche n’ont pas enquêté, dénoncé ces dérives plus tôt ?
Daniele Ganser : Si on prend le cas de l’Italie, il apparaît que, chaque fois que le Parti communiste a interpellé le gouvernement pour obtenir des explications sur l’armée secrète qui opérait dans ce pays sous le nom de code Gladio [6], il n’y a jamais eu de réponse sous prétexte de secret d’Etat. Ce n’est qu’en 1990 que Giulio Andreotti [7] a reconnu l’existence de Gladio et ses liens directs avec l’Otan, la CIA et le MI6 [8]. C’est à cette époque aussi que le juge Felice Casson a pu prouver que le véritable auteur de l’attentat de Peteano en 1972, qui avait secoué alors l’Italie, et qui avait été attribué jusque là à des militants d’extrême gauche, était Vincenzo Vinciguerra, apparenté lui à Ordine Nuovo, un groupe d’extrême droite. Vinciguerra a avoué avoir commis l’attentat de Peteano avec l’aide des services secrets italiens. Vinciguerra a également parlé de l’existence de cette armée secrète Gladio. Et il a expliqué que, pendant la Guerre froide, ces attentats clandestins avaient causé la mort de femmes et d’enfants [9]. Il a également affirmé que cette armée secrète contrôlée par l’Otan, avait des ramifications partout en Europe. Quand cette information est sortie, il y a eu une crise politique en Italie, Et c’est grâce aux investigations du juge Felice Casson qu’on a eu connaissance des armées secrètes de l’Otan.
En l’Allemagne, quand les socialistes du SPD ont appris, en 1990, qu’il existait dans leur pays -comme dans tous les autres pays européens- une armée secrète, et que cette structure était liée aux services secrets allemands, ils ont crié au scandale et accusé le parti démocrate-chrétien (CDU). Ce parti a réagi en disant : si vous nous accusez, nous allons dire au public que, vous aussi, avec Willy Brandt, aviez trempé dans cette conspiration. Cela coïncidait avec les premières élections de l’Allemagne réunifiée, que le SPD espérait gagner. Les dirigeants du SPD ont compris que ce n’était pas un bon sujet électoral ; finalement ils ont laissé entendre que ces armées secrètes étaient justifiées.
Au Parlement européen, en novembre 1990, des voix se sont élevées pour dire que l’on ne pouvait pas tolérer l’existence d’armées clandestines, ni laisser sans explication des actes de terreur dont l’origine réelle n’était pas élucidée, qu’il fallait enquêter. Le Parlement européen a donc protesté par écrit auprès de l’Otan et du président George Bush senior. Mais rien n’a été fait.
Ce n’est qu’en Italie, en Suisse et en Belgique, que des enquêtes publiques ont été engagées. Ce sont du reste les trois seuls pays qui ont fait un peu d’ordre dans cette affaire et qui ont publié un rapport sur leurs armées secrètes.
Silvia Cattori : Qu’en est-il aujourd’hui ? Ces armées clandestines seraient-elles toujours actives ? Y aurait-il des structures nationales secrètes qui échappent au contrôle des États ?
Daniele Ganser : Pour un historien, il est difficile de répondre à cette question. On ne dispose pas d’un rapport officiel pays par pays. Dans mes ouvrages, j’analyse des faits que je peux prouver.
En ce qui concerne l’Italie, il y a un rapport qui dit que l’armée secrète Gladio a été supprimée. Sur l’existence de l’armée secrète P 26 en Suisse, il y a également eu un rapport du Parlement, en novembre 1990. Donc, ces armées clandestines, qui avaient stocké des explosifs dans des caches un partout à travers la Suisse, ont été dissoutes.
Mais, dans les autres pays, on n’a rien fait. En France, alors que le président François Mitterrand avait affirmé que tout cela appartenait au passé, on a appris par la suite que ces structures secrètes étaient toujours en place quand Giulio Andreotti a laissé entendre que le président français mentait : « Vous dites que les armées secrètes n’existent plus ; or, lors de la réunion secrète de l’automne 1990, vous aussi les Français étiez présents ; ne dites pas que cela n’existe plus ». Mitterrand fut assez fâché avec Andreotti car, après cette révélation, il dut rectifier sa déclaration. Plus tard l’ancien chef des services secrets français, l’amiral Pierre Lacoste, a confirmé que ces armées secrètes existaient aussi en France, et que la France avait eu elle aussi des implications dans des attentats terroristes [10].
Il est donc difficile de dire si tout cela est révolu. Et, même si les structures Gladio ont été dissoutes, on peut très bien en avoir créé de nouvelles tout en continuant de se servir de cette technique de la stratégie de la tension et des False flag.
Silvia Cattori : Peut-on penser que, après l’effondrement de l’URSS, les États-Unis et l’Otan ont continué de développer la stratégie de la tensio et les False flag sur d’autres fronts ?
Daniele Ganser : Mes recherches se sont concentrées sur la période de la Guerre froide en Europe. Mais l’on sait qu’il y a eu ailleurs des False flag où la responsabilité des États a été prouvée. Exemple : les attentats, en 1953, en Iran, d’abord attribués à des communistes iraniens. Or, il s’est avéré que la CIA et le MI6 s’étaient servis d’agents provocateurs pour orchestrer le renversement du gouvernement Mohammed Mossadegh, ceci dans le cadre de la guerre pour le contrôle du pétrole. Autre exemple : les attentats, en 1954, en Égypte, que l’on avait d’abord attribués aux musulmans. Il a été prouvé par la suite que, dans ce que l’on a appelé l’affaire Lavon [11], ce sont les agents du Mossad qui en étaient les auteurs. Ici, il s’agissait pour Israël d’obtenir que les troupes britanniques ne quittent pas l’Égypte mais y demeurent, aussi pour assurer la protection d’Israël. Ainsi, nous avons des exemples historiques montrant que la stratégie de la tension et les false flag ont été utilisés par les USA, la Grande Bretagne et Israël. Il nous faut encore poursuivre les recherches dans ces domaines, car, dans leur histoire, d’autres pays ont également utilisé la même stratégie.
Silvia Cattori : Ces structures clandestines de l’Otan, créées après la Seconde Guerre mondiale, sous l’impulsion des États-Unis, pour doter les pays européens d’une guérilla capable de résister à une invasion soviétique, n’ont finalement servi qu’à mener des opérations criminelles contre des citoyens européens ? Tout porte à penser que les États-Unis visaient eux tout autre chose !
Daniele Ganser : Vous avez raison de soulever cette question. Les États-Unis étaient intéressés par le contrôle politique. Ce contrôle politique est un élément essentiel de la stratégie de Washington et de Londres. Le général Geraldo Serravalle, chef du Gladio, le réseau italien Stay-behind, en donne un exemple dans son livre. Il raconte qu’il a compris que les États-Unis n’étaient pas intéressés par la préparation de cette guérilla en cas d’invasion soviétique, quand il a vu que, ce qui intéressait les agents de la CIA, qui assistaient aux exercices d’entraînement de l’armée secrète qu’il dirigeait, était de s’assurer que cette armée fonctionne de façon à contrôler les actions des militants communistes. Leur crainte était l’arrivée des communistes au pouvoir dans des pays comme la Grèce, l’Italie, la France. C’est donc à cela que devait servir la stratégie de la tension : à orienter et à influencer la politique de certains pays de l’Europe de l’Ouest.
Silvia Cattori : Vous avez parlé de l’élément émotionnel comme facteur important dans la stratégie de la tension. Donc, la terreur, dont l’origine reste floue, incertaine, la peur qu’elle provoque, sert à manipuler l’opinion. N’assiste-t-on pas aujourd’hui aux mêmes procédés ? Hier, on attisait la peur du communisme, aujourd’hui n’attise-t-on pas la peur de l’islam ?
Daniele Ganser : Oui, il y a un parallèle très net. Lors des préparatifs de guerre contre l’Irak, on a dit que Saddam Hussein possédait des armes biologiques, qu’il y avait un lien entre l’Irak et les attentats du 11 septembre, ou qu’il y avait un lien entre l’Irak et les terroristes d’Al Qaida. Mais tout cela n’était pas vrai. Par ces mensonges, on voulait faire croire au monde que les musulmans voulaient répandre le terrorisme partout, que cette guerre était nécessaire pour combattre la terreur. Or, la vraie raison de la guerre est le contrôle des ressources énergétiques. Du fait de la géologie, les richesses en gaz et en pétrole se concentrent dans les pays musulmans. Celui qui veut se les accaparer, doit se masquer derrière ce genre de manipulations.
On ne peut pas dire qu’il n’y a plus beaucoup de pétrole car le maximum de la production globale – le « peak oil » [12] – va survenir probablement avant 2020 et qu’il faut donc aller prendre le pétrole en Irak, parce que les gens diraient qu’il ne faut pas tuer des enfants pour le pétrole. Et ils ont raison. On ne peut pas leur dire non plus que, dans la Mer Caspienne, il y a des réserves énormes et qu’on veut créer un pipeline vers l’Océan indien mais que, comme on ne peut pas passer par l’Iran au sud, ni passer par la Russie au nord, il faut passer par l’est, le Turkménistan et l’Afghanistan, et donc, il faut contrôler ce pays. C’est pourquoi on qualifie les musulmans de « terroristes ». Ce sont de gros mensonges, mais si l’on répète mille fois que les musulmans sont des « terroristes », les gens finiront par le croire et par se dire que ces guerres antimusulmanes sont utiles ; et par oublier qu’il y a beaucoup de formes de terrorisme, que la violence n’est pas forcement une spécialité musulmane.
Dim 31 Déc - 3:32 par mihou