Le Figaro, no. 19263
Le Figaro Économie, lundi 10 juillet 2006, p. 37
Décryptage
IDÉES POUR DEMAIN
Et si l'Europe venait à manquer de têtes bien faites...
sophie FAY
DANS tous les débats des sixièmes rencontres du Cercle des économistes d'Aix-en-Provence les 7, 8 et 9 juillet, la question de la rareté du capital humain en Europe est revenue comme une obsession.
Président de l'Académie des sciences, Edouard Brézin a rappelé que sur les 102 prix Nobel de chimie, physique ou médecine américains depuis quinze ans, 51 sont nés citoyens des États-Unis, mais 42 le sont devenus après leur thèse, c'est-à-dire « après avoir été formés dans un autre pays, à un coût nul pour les États-Unis ». « La compétition pour la matière grise est énorme », prévient-il.
D'ores et déjà, Leo Apotheker, qui dirige le groupe de services informatiques SAP, constate : « Nous ne trouvons pas assez d'ingénieurs en Allemagne et en France. » Et, en général, « de gens capables de comprendre la logique de l'entreprise et celle des évolutions technologiques ».
Du côté des économistes, c'est surtout l'évolution relative qui inquiète. Elie Cohen, professeur à l'université Paris-IX Dauphine, rappelle que la France compte 110 000 étudiants ingénieurs (autant qu'en 1998), contre 4,6 millions en Chine (trois fois plus qu'en 1998...). Selon une étude du cabinet de conseil McKinsey, l'offre de personnes diplômées avec sept ans d'expérience est deux fois plus élevée dans les pays émergents que dans les pays développés. D'où l'intérêt pour certains d'installer des centres de recherche en Asie. « Quand on me présente un produit, rappelle Didier Lombard, président de France Télécom, je ne sais pas ce qui a été conçu en Chine, en Californie ou à Issy-les-Moulineaux. Tout le monde travaille ensemble. » Côté qualité, l'évolution est aussi défavorable aux pays développés, surtout par rapport à l'Asie. Barbara Ischinger, directeur pour l'éducation à l'OCDE, rappelle : « Il y a une ou deux générations, les standards de vie en Corée étaient au niveau de ceux de l'Afghanistan aujourd'hui. La Corée a non seulement rattrapé son retard, elle a le plus fort taux de personnes ayant terminé un cycle d'études supérieures. » La recette ? Ne pas tolérer de barrières qui entravent l'accès à l'enseignement.
Que faire face à ces évolutions ? Eric Labaye, de McKinsey, conseille aux pays émergents de localiser les ressources humaines là où les entreprises des pays développés pourront facilement les utiliser. Ministre du Commerce extérieur, Christine Lagarde rappelle que le gouvernement travaille à de nouveaux dispositifs fiscaux pour inciter chercheurs et créateurs d'entreprise au retour. Philippe Wahl (groupe Bolloré) estime qu'il faut considérer l'enseignement comme un véritable secteur économique, « le secteur productif de la connaissance ». Il rejoint ainsi Martin Carnoy, professeur à l'université de Stanford (Californie), pour qui il faut davantage mesurer et comparer les coûts et les résultats.
Encadré(s) :
Le Cercle des économistes
Cette association réunit une trentaine d'universitaires. Présidée par Jean-Hervé Lorenzi, elle organise chaque année en juillet un séminaire de réflexion sur un grand thème économique.
www.lecercledeseconomistes.asso.fr